Le déclic (Caro_Carito)
Se glisser dans la peau d'une pellicule photo et attendre... attendre...
J’aurais préféré qu’elle n’appuie pas sur le bouton. La gâchette plutôt, vu son humeur de dogue. Je l’adorais, fantasque, quand elle s’éclipsait juste avant l’aube de la longère endormie. Je sentais ses doigts fébriles, son corps tendu. Parfois elle prenait sa voiture, une guimbarde cabossée sur tous les flancs, pour arriver en lisière urbaine ou, lorsque son humeur était chagrine, près des bords bétonnés du Rhône.
Elle avait l’œil. Elle sortait de sa besace son vieux Pentax et surprenait la surface lisse d’un étang au réveil. Ce frisson quand elle surprenait ce clair obscur sur un mur ébranlé par les ans. À cet instant, j’aurais tout donné pour ce sourire qui naissait au moment du déclic et, plus tard encore, dans la solitude de la chambre obscure, quand l’épreuve lentement se révélait.
Aujourd’hui, elle vacille. Les talons, ça ne pardonne pas, tout comme l’absence de luminosité. Qu’importe, elle va nous développer en rafales et nous glisser sans ménagement dans l’épais dossier. Je sentirai l’encre de ses mots jetés sur une lettre puis une autre où elle explique, elle accuse, elle assigne, elle divorce. Je crois bien qu’il y aura une photo des enfants. Pour l’heure, je serai juste témoin d’un plongeoir pour une piscine qui n’a jamais vu le jour. Avant j’aurais eu ma place dans une expo avec champagne et petits fours. Là, je démontrerai, parmi d’autres, un indice de l’incapacité de cet homme à, je cite, « être bon père et époux, travailleur, présent, compagnon attentionné et digne de confiance… ».
Oui, je l’aimais mieux avec ces mèches roussies par trop de soleil et ses épais godillots plutôt que cette jupe au genou. Ses retards, cette trace de gelée de groseille sur l’objectif quand elle capturait l’éclat d’un rire ou une miette égarée sur la toile cirée. Sa joue sur la peau sèche et noire de l’appareil photo, sa respiration impatiente et sereine à l’idée des étonnements en blanc et noir ou en couleur qu’il dissimulait.
Dans un mois, un été, un automne, je serai jeté là, avec d’autres clichés et des procès-verbaux, sur un bureau en palissandre, alors qu’on annoncera que les pierres blanches et poreuses, les tuiles de guingois et le verger ont trouvé preneur et que l’on partagera l’argent et les enfants. Dans les fauteuils sans la moindre trace de poussière, il ne restera qu’une femme amère et un homme racorni par la méfiance. Un tas de photos inutiles et des vies gâchées.