QUAND JE FERME LES YEUX (Lorraine)
Quand je ferme les yeux, je laisse venir le monde. Il ne demande pas la permission, il arrive en débandade, mêlant le vrai et le faux, jouant à cache-cache avec des illusions, des projets, des souvenirs.
C’est ton visage, maman, tu me regardes, je t’aime. Même si je ne l’ai jamais dit, tu le savais, n’est-ce pas?
Un cortège dévale d’une rue, je devine votre regard entre les fentes du masque, vous ai-je suivi? Ai-je répondu à vos lettres?.. je vous perds dans la foule,. Et voici les chats de ma vie, ceux qui m’ont apporté l’enchantement de leurs yeux impénétrables et pourtant si aimants; voici une toute petite fille dans son berceau, une grande fille (déjà!) au bras de son père, son mariage, mon vertige soudain. Et la vie qui reprend. Voici une fée, elle voltige dans ma chambre, nous nous parlons quelquefois, elle n’a pas de nom, seulement une baguette qui danse devant mes yeux éblouis. Non, je ne rêve pas, je m’évade.
Quand je ferme les yeux, j’escamote ce qui me fait souffrir. Je m’accroche au bonheur, j’efface d’un doigt obéissant les larmes retenues, je revois ce matin de printemps qui m’est resté dans le coeur parce que tu avais vingt ans et moi un peu moins. Qu’avons-nous fait des autres années?
Quand je ferme les yeux, je me revois en cet avril : je ferme les tiens pour toujours...
Et puis, je m’abrutis de travail, je vois s’empiler les articles à écrire, les inconnus à interviewer, les heures à emplir encore et encore pour ne penser à rien, refuser d’autres compagnons, taire ma solitude, et sourire, enfin apaisée, à mes petits-enfants.
Quand je ferme les yeux, je ferme aussi très discrètement la porte sur les bruits du monde, leurs vanités, leurs déchirements, leurs cris de désespoir, les incertitudes, les hésitations, et les peurs. Il m’est venu une sorte de sérénité et désormais comme une main se pose sur un front brûlant, je vois la Poésie.
Quand je ferme les yeux, je rêve.