La fille à l’encrier (Soumarine)
17 ans, non, c’est pas le bel âge.
De toutes façons, elle les emmerdait tous, les jeunes comme les vieux, surtout les jeunes, d’ailleurs.
Elle avait rien pour elle. Trop ronde, les épaules voûtées, des lunettes de myope, des cheveux toujours gras devant les yeux, des jeans trop grands, des pulls informes et foncés, l’air et l’art de faire la gueule tout le temps, peu, très peu d’amis, des parents chiants et vieux jeu, un lycée et des profs ennuyeux, des heures de métro, pas d’idées ni d’envie pour le futur…
A l’époque, pas de walkman, encore moins d’e-pod ou de téléphone.
Alors elle avait trouvé un truc, ou plutôt deux. Une pipe récupérée de l’un de ses frangins, et un encrier.
Au bahut, pas question de sortir la pipe et le tabac hollandais qui sentait si bon, alors elle sortait l’encrier.
C’était un encrier waterman, d’une forme qui permettait de le positionner obliquement sur la table et d’avoir l’ouverture bien orientée pour y tremper la plume. Elle utilisait un porte plume assez ordinaire. La plume n’avait guère d’importance, ce qui comptait c’était l’encrier.
Les profs, ça les énervaient, ça se voyait bien, ce petit rituel de début de cours, mais ils ne disaient rien, elle n’était pas facile cette élève là, pas à prendre avec des pincettes, et elle pouvait vous mettre le souk en classe facilement, alors finalement ses tripatouilles avec l’encrier ça leur faisait un peu de tranquillité !
Les autres filles, elles s’en foutaient de l’encrier, elles, c’étaient les rouges à lèvres, les pulls à paillettes, les rancards avec les mecs du lycée de garçons du quartier. La baba cool attardée et laide, on n’allait pas s’en occuper plus que ça, hein ?
Avec l’encrier, l’accessoire nécessaire c’était le buvard. Elle passait des heures à y déposer délicatement des gouttes d’encre de toutes les tailles et à les regarder s’étaler, se faire absorber par le buvard rose. Ou alors elle se servait d’un des coins pour pomper l’encre qu’elle avait au bout de la plume.
Avec son encrier, elle ne voyait pas passer les heures de cours, elle était présente, certes, mais occupée. Occupée à dessiner, à souffler sur des taches pour les étaler et créer des créatures fantasques, ses cahiers étaient plus enluminés que les riches heures du duc de Berry dont elle trouvait la reproduction dans son Lagarde et Michard.
Le seul prof que ses bidouillages intéressaient c’était le prof de dessin. Mais bon, une heure par semaine pour une matière optionnelle, ça vous remplissait pas une année scolaire ni une vie…
Cette année là, c’était sa dernière année au bahut.
En juin, elle a eu son bac, personne n’a compris comment elle avait fait. Un gros coup de chance, et puis sans doute que pendant qu’elle bidouillait avec son encrier elle entendait finalement une partie des cours…
On ne l’a jamais revue, elle n’a manqué à personne, d’ailleurs. Peu, très peu d’amis… Juste un encrier pour s’occuper.
Et au fond de son encrier, tout son désespoir.