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Le défi du samedi
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12 mars 2011

LES PETITS OISEAUX DU PRINTEMPS (Joye)

C’était son dernier billet et tout ce qui lui restait à part quelques pièces. Philippe le refourra dans la poche de sa veste démodée et un peu sale aux pans effilochés.

Demain, il irait encore chercher du travail, faire sa demande, regarder droit dans les yeux tous ceux qui le refuseraient encore, le mépris à peine caché dans leurs yeux.  

Mais aujourd’hui, un beau dimanche de printemps, il allait manger.

Manger. Rien que le mot lui mettait de l’eau à la bouche.

Il se souvint de son dernier repas, il y eut deux ou trois jours, à un resto de cœur dans un autre quartier. Philippe n’avait plus le courage d’aller à celui à deux pas du grenier où il logeait. À ce resto-là, on commençait à l’appeler par son prénom. Il ne supportait pas ça.

À l’autre, il y eut du cassoulet et du bon pain. Une bouteille d’eau. Une poire un peu brunie, certes, mais douce et fondante sur sa langue. Et même, un exprès correct.

Philippe n’osa plus penser au café, le café était trop cher. Le matin, il but un bon verre d’eau du robinet et s’en félicita. L’eau remplissait son estomac vide, s’il en buvait assez.

Il toucha le billet encore dans sa poche et fit des calculs. Il pourrait prendre un steak frites dans un vrai bistro, et l’arroser d’un ou deux  modestes ballons de rouge. Il mangerait comme un homme, quoi. Pour la première fois depuis longtemps...

Il avala et marchait un peu plus vite. C’était le printemps, oui, mais le vent lui mordillait un peu les oreilles, et les rendaient une couleur qu’on appelait rouge furieux. Heureusement que ses cheveux les recouvraient. Personne ne penserait qu’il venait de prendre une cuite.

Arrivant jusqu’à la brocante du quartier, près de la gare, Philippe ralentit ses pas. Il aimait regarder. Les choses ne lui donnaient pas faim. Il pouvait les regarder sans envie et avec une curiosité naturelle et impartiale. Passer devant une boulangerie, par contre, c’était bien plus difficile. Ça, c’était de la torture.

Donc, il prit son temps, flâna délibérément, comme s’il avait l’intention d’acheter. Quelques meubles poussiéreux, des assiettes ébréchées, une drôle de cloche qu’il imaginait fraîchement arraché du cou d’une vache par des larrons campagnards…

Philippe sourit.

Il n’aurait pas dû.

D’un coup, il sentit que quelqu’un tirait sur son pantalon. Il se retourna et la vit, une très petite fille brune, habillée d’un grand sweat troué, d’une jupe crade et des tongs usés.

- Oui ? lui dit-il, enfin.

- Acheter.

Sa petite voix n’était pas plus forte que celle d’un oiselet dans son nid.

Irrésistible.

- Acheter quoi, ma petite ?

Elle lui tint un petit poing crasseux.

- Qu’est-ce que t’as là, ma belle ?

La petite fille ouvrit lentement sa main. Sur sa paume restait une bille bleue et verte.

- C’est quoi, ça ? Une bille ?

Elle hocha la tête, le fixant avec ses grands yeux noirs.

- C’est très joli, tu sais.

Philippe se retourna pour repartir. Son estomac lui rappelait cruellement le steak-frites promis.

- Acheter ! vint encore le pépiement.

- Oh, je voudrais bien, ma chérie, mais, tu vois, je n’ai pas d’argent !

Il se pencha et la regarda dans les yeux, où il vit quelques larmes prêtes à s’échapper et jaillir sur ses petites joues maigres. Il l’examina de plus près. C’était évident que la petite crevait lentement de faim.  Combien de temps faudrait-il avant qu’une petite fille meure de faim ? Un mois ? Deux ? Combien de temps lui restait avant que ses petites jambes ne la portaient plus ?

Philippe se redressa encore. Après tout, il n'en était pas fier, mais lui aussi, il avait faim...

Il rentra quelques heures plus tard. Un crachin fin avait mouillé sa veste, ses souliers et ses cheveux grisâtres. Il enleva la veste et la drapa sur la chaise cassée près de l’évier.

- Ah oui, un bon verre d’eau, pensa-t-il.

Il chercha son verre sur la table, à côté du vieux bocal qui contenait ses dernières pièces.

Son verre rempli d’eau, Philippe sortit la bille bleue et verte de la poche de sa veste et la plaça doucement dans le bocal.

Et puis il but goulûment, le chant des petits oiseaux du printemps plein les oreilles.

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Commentaires
J
Je ne sais pas, Lorraine, notre Bill Gates a donné 28 milliards de sa fortune aux oeuvres charitables, tellement que ce n'est plus l'homme le plus riche du monde(même si c'est vrai qu'il lui reste plusieurs zéros...) Et je connais les gens pingres qui n'ont pas beaucoup. Le pire, bien sûr, est lorsqu'on est radin avec son coeur. Ce qui n'est absolument pas le cas chez toi ! ♥ Merci beaucoup pour tes beaux mots !
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L
Comme c'est triste, Joye, et beau...et en plus cela pourrait être vrai. De nos jours, tout est possible. Je crois à la solidarité entre les gens qui n'ont presque rien. ils savent ce que souffrir veut dire. Certains nantis sont plus indifférents.
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J
@ captaine : Je ne connais pas le film, sauf que Gene Kelly y joue (je pense !). Merci beaucoup pour ton com' posé comme un gentil petit bisou au milieu de la semaine. ♥
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C
Très beau, vraiment. Je ne sais pas pourquoi je pense à une scène de la comédie musicale Un américain à Paris...
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J
Parfaitement, Droufn. Bien vu. ;-)
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D
mais il y a de très belles ombres :)
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J
@ TU : Merci beaucoup pour ton com' ! Je pense que ça aussi, c'est un choix que font les auteurs. La littérature existe pour qu'on refasse le monde comme on le voudra voir dans un contexte ou un autre. Personnellement, je crois que la vie est trop courte pour toujours voir les ombres. ;-)
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T
Jolie histoire. Merci d'être si confiante en la nature humaine Joye, j'aurais sans doute mis une toute autre fin beaucoup moins positive que la tienne.
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J
@ Droufn : Merci à toi de le dire ! ♥
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D
magnifique comme un film de Chaplin, ton texte m'a donné des frissons. Une claque dans ce monde de brute. merci pour ce bon moment
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J
@ Walrus : Très intéressant, mais je ne le vois pas comme ça. À mon avis, la bonté - ou la cruauté - envers les autres est un choix que nous faisons (ou ne faisons pas) tous, quotidiennement, et pas seulement en ce qui concerne l'argent. <br /> <br /> Merci beaucoup pour ton com', ça donne à réfléchir.
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W
Tristounet. Il est vrai que la solidarité est plus vivace parmi les gens dans le besoin que chez les riches.
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J
@ Berthoise : Merci beaucoup, c'est encourageant !<br /> <br /> @ 32 octobre : J'aimerais que le message soit positif, qu'en dépit de tous nos malheurs personnels, il y a toujours pire ailleurs.<br /> <br /> @ tendreman : Merci beaucoup ! ♥<br /> <br /> @ valerie : Merci beaucoup, c'est sympa de te revoir par ici. Vraiment.<br /> <br /> @ Joe Krapov : Ce n'est pas une histoire à l'intention des sans-coeur. ;-)<br /> <br /> @ vegas : Voilà ce qui est bien dit. On peut toujours aider quelqu'un d'autre. Et cela nous aide, nous aussi.<br /> <br /> @ Faman : Triste ? je pense que ce serait plus triste si Philippe allait manger sans aider la fille. Non ? ;-)<br /> <br /> @ venise : Je n'ai jamais su apprécier Charlie Chaplin, sa moustache me rappelait celle de Hitler. ;-) Inculte, je suis ! <br /> <br /> Merci beaucoup à tous pour votre générosité. C'est sans prix.<br /> <br /> ♥
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V
le King de chaplin ou du moins une symétrie que je fais à la lecture de ce tableau touchant .
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F
C'est beau et triste =(
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V
Très belle histoire Joye! Si les brocantes servent aussi à donner un peu de bonheur, alors notre monde n'est pas si pourri que ça
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J
Christique en diable ! Mais je doute fort que cela fasse quoi que ce soit à ces messieurs du CAC 40. Tant pis pour eux !
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V
C'est un très joli texte, Joye. Il est émouvant. Vraiment.
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T
Snif ....<br /> mais très beau !
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3
à lire tellement et trop réel
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B
C'est un très jolie histoire, un peu triste soit, mais si bien racontée.
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J
@ MAP : Merci beaucoup ! ♥<br /> (j'ai sans doute mal ponctué, mais c'est Philippe qui le dit, pas la fille).<br /> <br /> @ titisoorts : Ah ! Je connais la parabole du bocal (chez nous on dit qu'il faut bien commencer par les grandes pierres car sinon, elles ne rentreront pas), mais je n'y ai pas pensé en écrivant l'histoire. Et je suis ravie que tu aies aimé mon texte, titisoorts, c'est un grand compliment aussi de me le dire ! ♥
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T
j'adore ton texte, je ne le dis pas trop fort car en le lisant il y planait un vent de tristesse, courage et de fierté.On m' as raconté un jour une histoire sur un bocal et des billes.Si tu le remplis de balles de golf est il plein? demande le professeur.Oui crient les élèves.Mais non,j'y rajoute des billes et là est il plein? là oui .Mais non j'y rajoute du sable et maintenant?alors là on ne peut plus rien rajouter. Mais si j 'y rajoute deux cafés: Le bocal c'est la vie ,les balles de golf la famille,les billes le travail,le sable les ennuies (de santé ou autres) malgrès tout cela il restera toujours de la place à un ami,pour passer,parler et boire un café.
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M
Tendre et émouvant comme le chant des petits oiseaux au printemps ! J'ai envie de dire comme la petite fille : " C’est très joli, tu sais."
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