Franchir le portail (Sol-eille)
Je me décide à passer de l’autre côté de ce portail.
Jusque-là je n’avais pas réussi à le franchir à nouveau. Un jour mon père m’a dit : « Si tu passes cette porte, si tu franchis ce portail, ce n’est pas la peine de revenir ! » Quel con ! Il n’avait rien compris, quel besoin avait-il de défier un jeune de 17 ans ! C’est tout à ces pensées que je franchissais le portail… phrase milles fois répétée… C’est sûr qu’à l’époque j’étais un petit con, je croyais tout savoir sur la vie, j’avais des idées à moi bien définies… mais je n’avais que 17 ans et qu’est-ce que je t’aimais Papa… déjà quelque mois plus tôt tu m’avais demandé de choisir entre toi et maman. Ma petite maman chérie… ça lui a retourné le cœur que je te choisisse malgré notre amour fusionnel, mais elle a compris que c’était pour maintenir un lien entre lui et moi. Tu as toujours si bien su nous faire culpabiliser.
Mais ce jour là Papa tu n’as pas été à la hauteur. Tu vois Papa, là, 25 ans après, je revois la scène, tu étais assis dans ton fauteuil du salon avec tes mots croisés devant la télé, près de la véranda et moi je suis arrivé en retard, c’est vrai. C’était une broutille Papa. Je te vois encore te lever excédé, l’atmosphère est soudain est devenue orageuse. J’ai vu les yeux de ta compagne s’emplir de larmes et les tiens rester de marbre, fier comme un coq, sûr de toi. Tes mots ont fusé comme sorti de ta carabine de chasse, des mots intolérables… j’entends encore : «… comme ta mère ! » puis « Si tu passes cette porte, si tu franchis ce portail, ce n’est pas la peine de revenir ! ». A ce moment-là tu n’avais qu’une seule envie : m’humilier. Qu’un seul désir : me rabaisser Papa. Et puis maintenant, je crois aussi que tu enviais ma jeunesse et mes 17 ans que tu n’avais plus et ta vie devenue monotone. Quel gâchis Papa.
Alors je suis parti Papa, tu n’as pas cherché à me rattraper. La porte d’entrée a claqué dans le silence de la soirée qui s’avançait. Je me disais, s’il ouvre la porte avant que je ne franchisse le portail, alors j’accepte de rentrer, sinon Adieu Papa. Je rêvais naïvement parce que tu ne l’a pas fait. Alors je suis parti avec mon vélo. Heureusement c’était l’été. J’ai dormi à la belle étoile chez Papy, près de l’étang, en catimini, que personne ne m’entende, que personne ne me voit… une des plus belles nuits de ma vie, mais aussi une des plus tristes… je venais de devenir un homme grâce à toi mais aussi de perdre mes frocs d’innocence.
J’ai l’impression que rien n’a changé dans le jardin et que tout a changé en même temps. Tout est devenu plus petit, et puis il n’y a plus mon panier de basket non plus. Qu’est ce qui va se passer maintenant Papa ? Est-ce qu’on peut renouer le fil après 25 ans ? Quel homme es-tu devenu ? Quel grand-père vas-tu être ? Seras-tu fier de l’homme que je suis devenu ?
J’en suis là quand j’appuie sur la sonnette de la porte d’entrée, tout en me disant que tu ne le sais pas Papa mais face à toi je n’ai toujours que 17 ans.