Un océan nous sépare ? (Joe Krapov)
- Je vais vous installer là pour la nuit. C'est la chambre de notre fils mais il a quitté la maison. Vous y serez toujours mieux que dehors à dormir debout sous la pluie avec cette lueur au-dessus de la tête. Et pieds nus dans la gadoue. Enfin... au-dessus de la gadoue !
- Je vous assure que j'aurais pu... » balbutie Dieu.
- Taratata ! Ca m'a permis de boire de la Chimay bleue alors que je n'avais plus que de la blanche de Bruges dans mon frigo. Je vous dois bien ça. Bon, bien sûr, ça n'est plus vraiment une chambre. Ma femme, Madame Lapsi, y a installé son bureau. Et à l'occasion, j'en fais ma salle de musique.
Dieu a un frisson en entendant ce dernier mot et il grince des dents en entrant dans la petite pièce ; il y a là un violoncelle,une guitare électrique, un amplificateur, des harmonicas, un magnétophone. Des machines infernales pour lui qui est mélophobe.
- Vous vous appelez réellement Lapsi ?
- Non, ça c'est le nom de ma femme. Moi c'est Lejolusse. Jean-François Lejolusse. D'ailleurs, avant que je n'aille vous récupérer dans le jardin, j'étais en train d'enregistrer une chanson pour ma soeur qui vit aux Etats-Unis. Vous avez vu mon matos ? Rigolo, non ? Archaïque, surtout ! L'ampli est un Philips qui marche avec deux magnétos à cassettes incorporés. Celui de droite ne fonctionne plus. La mousse du haut-parleur partait en lambeaux alors comme ça faisait râler Monica j'ai tout enlevé. Le micro, je l'ai payé quinze euros chez Saturn. Et le magnéto à 4 pistes, c'est un Tascam que m'a laissé mon fils. En général j'enregistre voix et guitare, je double la voix, je remets une guitare et puis après je vais faire le mixage dans mon cagibi, à côté. Je convertis le résultat en MP3 sur mon ordi avec Audacity, vous connaissez ?
- Oui, oui, hasarde Dieu, et après vous mettez ça sur votre blog, j'imagine ?
- Pas encore ! Ce qui est embêtant c'est que je suis obligé d'enregister avec le son du casque, c'est dur de juger de la balance entre la guitare et la voix. Mais avant il faut que j'envoie le fichier MP3 à ma soeur pour qu'elle fasse la deuxième voix.
- Votre soeur vit en Amérique ? Depuis longtemps ?
- Oui, elle est partie là bas quand elle était étudiante pour faire une thèse sur les notions de profit et d'exploitation capitaliste dans l'oeuvre de Michel de Montaigne. Elle y a rencontré l'homme de sa vie et elle a transformé l'essai.
- C'était un rugbyman ?
- Non, c'est un basketteur. Vous voulez que je vous fasse entendre le dernier morceau qu'on a enregistré comme ça, à distance, ma soeur et moi ? C'est « Marquise » de Georges Brassens et Tristan Bernard. Elle m'en a fait trois versions dont une vraiment très drôle !
- Non, surtout p... Non, merci infiniment » supplie Dieu qui commence à se demander s'il n'est pas "maoodit" à toujours tomber sur des musiciens ou des mélomanes au cours de ce séjour sur Terre. Je suis un peu... fatigué.
C'est un mensonge. Il n'en est rien. Dieu est plus increvable qu'une botte secrète au jeu des Mille bornes.
- Je vous laisse vous installer. Ma femme rentrera de sa chorale un peu plus tard mais je vais mettre un mot sur la table, "een kattebelletje" ! Vous n'avez besoin de rien d'autre ?
- Est-ce que je pourrais passer un coup de fil ? On m'a vol... j'ai perdu mon portable et je dois joindre quelqu'un.
- Faites, le téléphone est là. Du moment que vous n'appelez pas les Etats-Unis ou la Sibérie ! Encore qu'avec ces forfaits auxquels je ne comprends rien, ça ne nous coûterait peut-être pas grand chose ! Excusez-moi mais... les trois bières... vous comprenez... moi, il faut que j'aille aux toilettes !
Dieu a composé le 666. A travers la cloison Lejolusse entend la moitié de la conversation.
- Allô ? Miquelon ? Passez-moi saint-Pierre, voulez-vous ? Saint-Pierre ? Il y a un problème, mon vieux ! Rapport aux pieds nus qui ne touchent pas terre et à l'auréole qui brille la nuit sous le chapeau !
- ...
- Quoi ? De la calcéophobie lévitante ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? C'est Petiot qui vous suggère ça ? Laissez tomber le vocabulaire de ce barjot ! Sinon vous direz à Mme Chanel que le déguisement de magicien fonctionne à merveille, à part l'absence de godasses ! Vous êtes sûr qu'il n'y a pas d'autre moyen que de marcher à côté de mes pompes ? Oui, je sais, un peu léger. On me l'a toujours reproché, ça ! Maintenant il y a plus sérieux. Votre machinerie merdouille, Saint-Pierre ! Comment je fais, avec la télétransportation qui ne marche plus, pour retrouver l'ascenseur ? Comment ça , pas encore l'heure ? Quoi ? Qu'est-ce que vous dites ? C'est quoi cette histoire d'nformatisation ? Saint-Pierre !
Le salaud ! Il a raccroché !
Quand Monica est rentrée de la chorale elle a trouvé, à côté des trois bouteilles de Chimay vides, sur la table de la cuisine, un mot de Jean-François : « Dieu dort dans la chambre du fils ».
Elle a pensé : « Trop d'Internet tue l'Internet ! Si je ne vais pas mettre moi-même mon grain de sel et un grain de sable dans la machine à délires, je ne sais pas jusqu'où elle va nous entraîner dans sa course folle ! »
Elle a poussé la porte : il n'y a personne dans la chambre de leur fiston.
Car Dieu a découché. « Dormir » parmi toutes ces machines, ces instruments de musique, c'était trop pour lui. A l'autre bout du couloir, il y avait la chambre de la fille. Et derrière la porte...
(à suivre)
Merci infiniment à Joye qui a bien voulu tenir, avec tout le talent qu'on lui connaît, le rôle de la soeur, de la Marquise, du jeune tendron et de la vieille poule ! (N'omettez pas de cliquer sur ces liens, vous manqueriez quelque chose !)