En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples : "Comptons-nous !" Matthieu, en bon publicain, savait compter. Il répondit : "Nous sommes douze, en dehors de toi, Rabbi." Pierre, âme simple un brin superstitieuse, s'écria alors : "Quoi ? Nous serons treize à table !" Et Jésus dit : "Bon, on ne va pas en faire une scène ! Judas ? Prends quelques deniers, tu iras manger dehors !"
(d’après un épisode de la Twilight Zone par
Rod Sterling, 1964)
- Mais je ne
veux pas subir la Transformation, maman, ne comprends-tu pas ?
La mère de Manon
la regarda avec le peu de surprise que son visage pouvait lui permettre. Cela
faisait longtemps qu’on défendait l’émotion extrême, cela laissait des marques
permanentes sur des visages autrement parfaits et construits pour durer au
moins un siècle sans la moindre ride, si l’on se soignait correctement en
buvant trois verres de Sourire tous les jours.
- Manon, tu n’es
pas raisonnable. Chaque fille y passe à l’âge de dix-huit ans. Ne veux-tu pas
être jeune et belle toute ta vie ?
- Non, maman, ce
n’est pas important. Je préfère rester qui je suis.
- Oh, tu dis
cela maintenant, Manon, mais tu regretteras plus tard, et tu sais ce que la
Société Transforme nous dit : Plus
tard, ce sera trop tard. Et
puis d’ailleurs, tu sais bien que ta copine Véro l’a fait faire et tu sais bien à quel
point elle en est heureuse.
Manon hésita.
Elle aimait sa mère et sa copine Véro, mais c’était toujours son papa qu’elle
aimait le plus.
- Tu sais,
maman, dit-elle enfin, en regardant la perfection de sa mère, papa disait qu’il
m’aimait comme j’étais.
- Mais tu sais
bien que ton papa a été transformé lui aussi comme tous les autres ! Penses-y, s’il n’était pas mort dans l’Accident,
il aurait eu ses cent sept ans la semaine prochaine ! Ne penses-tu pas que
ton papa aurait voulu que tu aies cent sept ans, toi aussi ?
- Non ! Je
m’en fiche ! Papa m’a fait lire Shakespeare, et Voltaire et Camus et…
- Manon !
Je te défends de parler de ces œuvres pornographiques ! Tu sais bien qu’on
les ait bannies il y a longtemps ! Tu sais bien qu’elles ne faisaient que
nous rendre malheureux ! Tu verras : la transformation nous rend tous
des égaux en beauté. Après ta transformation, tu n’auras aucune raison d’être
malheureuse.
Le visage de
maman souriait encore, montrant ses dents parfaites.
- Non maman, ces
œuvres étaient pleines de bon sens. Elles nous apprenaient que sans laideur, la
beauté n’existe pas ! Sans vieillesse, la jeunesse perd son sens ! C’est
très ennuyeux d’être tout le temps heureux !
- Oh, Manon, tu es
trop jeune pour comprendre. Allez, viens boire un verre de Sourire. L’Agence a
envoyé deux choix pour toi, tu pourras te faire refaire en 8 ou en 12. Et ne pleure
pas, ma chérie, tu sais bien que cela fait gonfler les paupières affreusement.
Tu ne voudrais pas que le Technicien de Transforme ait plus de mal que
nécessaire !
- Mais pourquoi
ne puis-je pas garder mon visage ?
Maman sourit
encore. Inexorable.
Manon prit le
verre que sa mère lui tendait. Elle en boirait un peu, en attendant que sa mère somnole dans son
bonheur chimique, et puis elle se sauverait. Elle irait chercher les gens dont
son papa lui avait parlé avant son suicide. Car elle savait bien qu’il s’était
suicidé, Manon savait que cette histoire d’Accident était une fabrication pour protéger
la famille. Donc, juste une petite gorgée…mais..le goût de son Sourire lui
semblait étrangement amer…
Lorsque Manon se
réveilla, elle sut qu’elle était encore à la clinique Transforme. Elle vit à
côté du lit sa copine Véro qui gazouillait en brandissant un miroir devant sa
copine.
- Tiens, regarde ! La douze te ressemble tout à fait !
Manon se
regarda.
- Ah oui, tout à
fait ! Oh ! Que je suis
heureuse !
Et puis elle sourit
tout grand, montrant ses dents parfaites.
On
était douze. Comme les douze doigts de la main, comme on aimait
plaisanter entre nous, rapport aux sixièmes doigts de Gégé. Enfin, comme
on plaisantait entre nous sauf Gégé, parce que lui il trouvait pas ça
drôle et vu qu’il était taillé comme une armoire lorraine, on préférait
pas trop le taquiner. Et puis dans les douze, y avait le futur beauf à
Gégé et son pote, alors en fait on était plutôt douze comme les dix
doigts de la main plus deux.
Gégé
avait largement l’âge d’être le père de sa future femme qui serait sa
troisième si on comptait Monette même si elle était pas restée
longtemps, alors on n’avait pas vraiment trop prévu d’enterrer encore
une fois sa vie de garçon, mais comme son mariage tombait un samedi et
que le vendredi c’est apéro et qu’on était tous là plus le futur beauf
et son pote, ben au final c’est quand même bien un peu à la santé du
futur remarié qu’on a trinqué. Douze fois. Une tournée chacun. Dans le
premier bistrot.
Dans
le deuxième, y a le pote au futur beauf à Gégé qu’a arrêté de boire
parce qu’il a dit qu’il devait conduire. Il en a profité pour pas payer
sa tournée. Faudra pas qu’il s’étonne si on l’invite pas le prochain
coup, lui. On a arrêté de lui parler et le futur beauf à Gégé a dû
vouloir être solidaire parce qu’il nous a lâchés aussi.
Après
on a décidé d’aller en boîte se trémousser un peu et suer notre bibine
histoire de pouvoir re-trinquer un coup ou douze après. Y avait un
costaud à l’entrée qui faisait des histoires et même Gégé il était moins
haut et moins large, alors on n’a rien dit quand il a pas voulu laissé
entrer Titi qui s’était un peu vomi dessus. De toute façon Titi il a pas
vraiment le vin gai et quand il a trop bu comme ça il devient chiant à
nous reparler toujours de son ex comme si c’était de notre faute si on
lui est tous passés dessus, alors finalement c’était pas plus mal que le
gros le refoule.
Y
avait pas mal de monde dans la boîte et du bruit et des filles qui se
regardaient danser dans des miroirs et y en avait une, mon vieux, elle
avait le décolleté si profond et la jupe si courte qu’on n’était pas
trop sûr que les deux se rejoignaient pas. Frankie ça l’a comme
hypnotisé, toute cette chair qui frétillait sous si peu de tissu, si
bien qu’on l’a plus revu après qu’il a suivi la fille aux toilettes.
Nous on est allés s’agiter un peu au milieu des minets qui mataient les
filles qui se regardaient dans les glaces, mais Riton il a dû s’agiter
un peu trop parce qu’à un moment y a un mastard au moins aussi balaize
que celui de l’entrée qu’est venu le foutre dehors et qui nous a fait
les gros yeux comme à des gosses. Ça nous a pas
trop plu, surtout qu’en plus on devait avoir chacun dix ans de plus que
lui, ou douze, ou vingt, même, alors on s’est recomptés pour voir si on
était encore assez nombreux pour lui coller une rouste, mais Paul a dit
qu’il voulait pas se battre ce soir pour pas salir sa chemise qu’il
devait remettre pour le mariage le lendemain et il est rentré. Comme
c’est lui le plus teigneux on s’est dit qu’on reviendrait une autre fois
pour la baston et on est parti. On a laissé Norbert qui s’était endormi
sur une banquette.
Une
fois sur le trottoir, pendant qu’on réfléchissait à ce qu’on allait
faire ensuite, Loulou est allé pisser contre un poteau, sauf qu’il s’est
trompé de poteau et il a pissé sur les pompes d’un flic, le con. Du
coup il a fini la nuit au poste, mais nous ça nous disait trop rien
alors on s’est retenu de rire et on a filé continuer la fête ailleurs.
C’est Jeannot qu’a eu l’idée de la boîte de strip-tease. C’était pas
trop dans nos habitudes, mais vu qu’on avait un futur jeune remarié à
arroser, on s’est dit que c’était l’occasion, quand même, mais en chemin
Jeannot a regardé l’heure et il s’est barré en courant parce qu’il
devait être rentré avant sa femme sinon elle allait encore l’obliger à
dormir sur le tapis au pied du lit et il supportait plus ça, rapport à
son lumbago. Une sacrée drôle de bonne femme, la femme à Jeannot. Du
coup on a hésité un peu, mais comme on était déjà presque devant la
boîte, on y est allés quand même. A peine rentrés, on est tombés nez à
nichons avec une rombière opulente et Marco a piqué un fard quand elle
l’a appelé « mon joli » et il est reparti direct.
Et
c’est là qu’on l’a vue. Dans toute la fraîcheur et la légèreté de ses
vingt ans, et pas grand-chose de plus pour habiller sa nudité. Ah ça, il
avait pas menti, le Gégé, une vraie beauté, la donzelle ! Mais à la
voir comme ça secouer son joli fessier sous les yeux brillants de tout
ce que la ville comptait de vieux vicelards, on avait du mal à
l’imaginer en blanc à l’église le lendemain matin au bras de Gégé.
J’essayais de deviner comment serait la robe de mariée qui cacherait –
du moins je l’espérais – ses petits seins fermes et arrogants aux types
qui pour l’heure s’en pourléchaient avec envie, mais c’est à ce moment
là que je me suis aperçu que Gégé fondait sur elle comme une tornade, en
plus gros et plus énervé. Il était trop tard pour que j’intervienne et
de toute façon, le Gégé, quand il est comme ça, autant essayer d’arrêter
un TGV en soufflant dessus. Alors j’ai regardé la bouche de sa promise
s’arrondir sous l’effet de la surprise puis éclater sous l’effet du
premier coup avant que commence une bagarre générale.
Moi
je suis resté tranquille au bar et j’ai pris un verre en attendant que
la police finisse d’embarquer tout le monde, Gégé compris, et maintenant
je me retrouve tout seul comme un con alors que les douze coups de
minuit ont même pas encore sonné et que j’ai plus vraiment besoin d’être
raisonnable pour être en forme demain vu que la noce, à mon avis, y en
aura plus.