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Le défi du samedi
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19 juin 2010

La cabane du vieux (Poupoune)

Pour autant que je sache, le vieux Jourdin avait toujours été surnommé le vieux Jourdin. Il avait fait vieux très jeune. Je lui avais toujours connu les cheveux gris, la démarche pesante et voutée et le geste lent.

Le vieux Jourdin habitait la maison du marais, qu’on appelait comme ça même si personne n’avait connu le marais avant qu’il soit asséché. Et quand on venait par le chemin des lilas en allant vers chez les Puche, on apercevait derrière la maison du marais du vieux Jourdin ce qu’on appelait la cabane du vieux : une remise en bordure du bois, toute de planches branlantes et disjointes, qu’entourait un vrai mystère.

Personne ne savait trop bien de quoi vivait le vieux Jourdin. C’était un taiseux solitaire qui n’aimait pas le monde et que le monde n’aimait pas. Il ne quittait que rarement sa bicoque, s’affairait à l’abri des regards dans son jardin et traversait parfois son terrain pour gagner sa cabane près du bois et s’y enfermer pendant des heures.

Il ne venait presque jamais au village et quand il s’y aventurait, c’était aux heures où il savait qu’il ne risquait pas de rencontrer trop de monde. Ceux qui croisaient son chemin s’en écartaient prudemment tout en l’observant attentivement et racontaient ensuite pendant des jours ses moindres faits et gestes.

Le vieux Jourdin faisait office de Croquemitaine. Gamine, mes parents me faisaient manger mes brocolis en me menaçant de m’enfermer dans la cabane du vieux si je rechignais. Son nom avait fait trembler des générations d’enfants et sa cabane avait nourri les fantasmes horrifiques des petits et des grands. Au bistrot, les ivrognes inventaient des histoires toutes plus extravagantes les unes que les autres mettant en scène le vieux Jourdin dans sa cabane et leurs épouses en secret se rêvaient amantes aventureuses en son antre.

Mais pour finir, personne ne savait quoi que ce soit du vieux.

 

Quand il est mort, personne ne s’en est aperçu et c’est le facteur d’été, le remplaçant de Gilot, qui a découvert son corps longtemps après en voulant lui apporter son courrier.

Le village entier a fondu sur la maison du marais pour tenter d’y découvrir des bribes de la vie du vieux Jourdin, mais cet homme semblait être une abstraction tant il ne possédait rien de personnel. Pendant que les adultes fouillaient la maison, les enfants, eux, s’étaient agglutinés autour de la cabane. Certains tentaient d’apercevoir quelque chose à l’intérieur par la serrure ou les interstices entre deux planches, mais il y faisait un noir d’encre et on ne distinguait rien. Etant la plus grande du groupe, c’est moi qui ai finalement pris mon courage à deux mains et ouvert la porte grinçante de la cabane mystérieuse. Je n’ai d’abord pas bien compris ce que je voyais, le temps que mes yeux s’accommodent à la pénombre du lieu. Les petits derrière moi trépignaient sans oser passer la porte. La pièce était plus vaste qu’elle ne paraissait de l’extérieur et ses murs étaient entièrement tapissés de photos. J’ai immédiatement imaginé toutes les horreurs dont j’avais déjà entendu parler ici et là au détour des conversations d’adultes : enfants nus, corps mutilés, victimes martyrisées… mais quelque chose clochait. Une petite table sur laquelle était posée une lampe à gaz occupait le centre de la cabane. J’ai allumé la lampe et l’ai approchée des photos, m’attendant à défaillir devant l’horreur, mais incapable de ne pas regarder.

En fait de monstruosités, il s’agissait de photos des gens du village. Habillés. Et vivants. Presque quatre générations d’habitants, photographiés pendant tous les événements, petits ou grands, qui avaient rythmé la vie du village depuis… combien de temps ? Quel âge pouvait-il bien avoir, le vieux ? Des tas de gens m’étaient inconnus, j’étais trop jeune, mais j’en reconnaissais que j’avais vus en photo ailleurs : des grands-parents et même quelques arrière-grands-parents. Les miens notamment. Je reconnaissais les lieux également. La fête de l’école l’année juste avant que j’y entre. L’enterrement de la fille Monier qui s’était noyée une semaine avant l’anniversaire de sa mère. La fanfare le jour de la victoire de l’équipe de pétanque au tournoi intercommunal. Le mariage des parents de Pascaline. La fête pour la retraite du père Puche. Des centaines de photos punaisées dans le désordre sur ces murs branlants. Et au sol et sur la table des tas de feuilles noircies d’une écriture fine et élégante.

 

Les adultes ont fini par nous virer de la cabane et ont farfouillé dans les photos et la paperasse. Il s’est avéré que le vieux Jourdin, sous ses airs d’ermite, était un observateur incroyable. Ses liasses de feuilles griffonnées, mieux qu’un journal, étaient un véritable roman, une saga de la vie du village pendant presqu’un siècle. Tout le monde y avait sa place. Pas un minot, pas un alcoolo, pas une mégère ne manquait.

Sous sa plume, nos vies, qui nous semblaient être au mieux d’un ennui mortel, au pire pathétiques, devenaient de véritables contes pleins de tendresse et touchants de simplicité et d’authenticité. Dans ses pages nous étions beaux. Nos histoires étaient jolies. Nous n’étions plus des culs-terreux oubliés et oublieux, mais les véritables symboles d’un mode de vie érigé en art. Le mythe terrifiant de la cabane du vieux était tombé d’un coup : point de cadavre sous les lattes du plancher. Cet homme à qui personne n’avait jamais parlé nous avait tous aimés au point de consacrer tout son temps au récit enchanteur de nos existences. Comme il n’avait aucune famille, c’est la commune qui a hérité de ses biens et il a été décidé en conseil de proposer l’œuvre du vieux Jourdin à un éditeur. Le projet a mobilisé tout le village pendant des semaines et une fois prêt, le précieux manuscrit a été soumis à plusieurs maisons d’édition qui se sont presque battues pour le publier. Autant dire que le contrat signé par la commune a été des plus juteux. Le roman, publié en trois tomes, a rencontré un succès tout-à-fait stupéfiant et les droits ont été vendus à la télévision pour une petite fortune supplémentaire.

Cinq ans après la mort du vieux Jourdin, l’argent engrangé a permis au maire de mener à bien un projet qui lui tenait à cœur : la maison du marais et la cabane du vieux ont enfin pu être rasées pour permettre le passage de l’autoroute et l’aménagement d’un péage, devenu une véritable manne pour la commune.

 

Le vieux Jourdin ne doit même pas pouvoir se retourner dans sa tombe, ensevelie sous les tonnes de béton de la rampe d’accès.

 

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Commentaires
K
Quel style superbe et quelle fin ! Bravo Poupoune !<br /> Zigmund veut vous faire dézinguer le maire, vous prenez les commandes ? ;)))
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K
très recherché superbe histoire en effet, qui tient à la leçon de philo ... chouette, j'aime beaucoup...<br /> katyL
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P
... un grand merci !<br /> A ceux qui évoquent la part de réalité de ce texte... désolée, mais c'est probablement un de mes textes les moins inspirés de faits réels!!
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C
oui, on sent tout un tas de faits réels là-dedans. <br /> Vous aimez jouer à détourner les apparences, Poupoune.
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J
Tout cela est terriblement bien vu! Cette histoire pourrait bien être tirée de faits réels!
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Z
c'est vrai ce coté "enfants du marais"<br /> promettez moi poupoune de dézinguer ou de faire dézinguer le maire dans un prochain écrit
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B
Ton texte me fait penser au film "les enfants du marais". Même ambiance, même personnage et puis la fin à laquelle on ne s'attend pas. <br /> J'aime beaucoup.
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O
Excellent ! Vive l'autoroute ! ;-)
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J
Oui, venise, mais l'auteure de ce texte a fait mieux : elle a signé Poupoune.<br /> <br /> ;-)
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V
c'est un magnifique récit à la Georges Sand;de la grande littérature .il faut signer ce texte Colette ou Georges Sand!!!
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W
Ah, Poupoune ! Tu m'as possédé jusqu'à l'avant-dernier paragraphe, j'ai vraiment cru que tu avais changé.<br /> La fin m'a soulagé, j'ai eu si peur !
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M
Un texte qui sonne juste et donne bien l'image de la vie ! Je verrais bien un film tiré de ton texte si bien écrit Poupoune !
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F
On dit pourtant que bien mal acquis ne profite jamais, elle est où la morale là-dedans ? J'adore.
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V
Une fin tristounette pour ce collectionneur de vies... certains deviennent des feux follets, lui c'est les feux de la rampe :o)
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A
oui c'est vrai, en lisant ce texte je me suis demandé quelle était la part de fiction et quelle était la part de réalité... <br /> tu nous le diras?
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J
Voire trois, car j'ai oublié de te dire que j'apprécie beaucoup le style de ta narration, ainsi que le fond du texte. Bravo !
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J
Mais je veux bien te laisser deux com's pour le prix d'un, au contraire de ce pingre de Joe Krapov !
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J
Oh, Poupoune, quelque chose un peu comme cela est arrivé chez moi...deux vieux, méprisés par les gens de la ville, y ont légué un million de dollars, mais penses-tu qu'on ait construit une bibliothèque ou qu'on a réparé l'hôtel de ville qui tombe devant nos yeux ? Non, on en a fait un centre sportif.<br /> <br /> Ton texte est presque trop vrai pour être de la fiction.
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J
Ce qui est bien avec ce monsieur Jourdin, c'est qu'il faisait de la P* rose sans le savoir<br /> <br /> P*=Poupoune, bien sûr. J'aime bien, dans tes textes, quand ce sont les gens qui sont méchants (mais en vrai, je le sais, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, c'est Jean Yanne qui me l'a dit). <br /> <br /> Oui, je me répète mais tu ne croyais tout de même pas que tu allais avoir deux comm's pour le prix d'un, non ? ;-)))))))))))))))<br /> <br /> Et puis ici, j'ai corrigé le CE en Ce !
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