Ma chère bonne (Adrienne)
Ma chère bonne,
Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus incroyable, la plus ridicule, la plus absconse, la plus banale, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus débile, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus bête, la plus new-yorkaise : enfin une chose dont on ne trouve qu’une telle dans les siècles passés, encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que l’on ne peut pas croire dans votre petite Belgique (comment la pourrait-on croire dans votre village perdu ?) ; une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie la presse à deux sous qui est grande croqueuse d’argousins ; une chose enfin qui a eu lieu ce lundi 28 décembre, jour des Saints-Innocents, et ceux qui l’ont vue ont cru avoir la berlue ; une chose qui s’est faite à grand renfort de moyens policiers, et pour laquelle on a même fait appel au service de déminage. Je ne puis me résoudre à la dire ; devinez-la, je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ? Eh bien ! il faut donc vous la dire : savez-vous ce que nous avons trouvé devant la porte de notre bureau de police, ce lundi matin en arrivant au travail? Vous devinez quoi ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Ma concierge me dit : Voilà qui est bien difficile à deviner ; c’est un cadavre coupé en morceaux. — Point du tout, Madame. — C’est donc un enfant trouvé ? — Point du tout, vous êtes bien provinciale. — Vraiment nous sommes bien bêtes, dites-vous, c’est un sac poubelle contenant des dossiers secrets? — Point du tout. — C’est assurément une voiture de police brûlée ? — Vous n’y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire ; nous avons trouvé ce lundi, devant la porte de l’immeuble, en présence de tous les employés, un ours… un ours…, un ours… devinez: un ours en peluche, ma foi ! par ma foi ! Ma foi jurée ! Un ours en peluche, un véritable, un authentique, un inoffensif, un pauvre, un malheureux petit ours abandonné, un ours perdu, un ours en peluche, bourré de paille, avec des boutons de nacre à la place des yeux, un sourire dessiné au fil de laine brune, les pattes un peu usées et décousues, le seul ours en peluche qui pût se vanter d’avoir mobilisé tous les services de sécurité du district ainsi que le laboratoire de radiologie et fait évacuer tout l’immeuble et le parking souterrain.
Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu’on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer, si enfin vous nous dites des injures : nous trouverons que vous avez raison, nous en avons fait autant que vous.
Adieu, les articles et les photos que je vous ferai parvenir par la Toile vous feront voir si nous disons vrai ou non.
Adrienne de Ratubin-Chanal