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Le défi du samedi
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27 février 2010

Décalage temporel (Caro_Carito)


 
Décalage temporel

Olivier commençait à trouver le temps long et se mit à étirer l'élastique de l'épais dossier. Rouge. Ventru et boursouflé. Aussi haut que ces heures d'ennui et d'obstination en british sans l'accent d'Oxford. Il leva la tête vers l'écran géant sur lequel se détachaient la bedaine presque séduisante, sous la chemise immaculée et italienne, du Directeur adjoint de la maison mère Lost or No costs et le sourire enjôleur de Mrs Drumond. Les minutes avaient dû se déstructurer entre Ottawa et Paris. Quand tous se levèrent, l'heure discrète de sa Baume et Mercier indiquait qu'il allait bientôt être quatre heures du mat.

Le défaut de murmures d'oiseaux le réveilla. Il habitait usuellement assez loin, au-delà du croissant de bois du Nord parisien. Il souleva les lamelles métalliques de la persienne. La Défense était vide, ni balayeur, ni travailleur matinal. La grande dalle claire s'étendait sur la ligne franche dessinée entre les Champs et le début de Nanterre, ses jardins, ses passerelles en bois et son cimetière. Il se dirigea vers la douche, privilège de haut et jeune gradé et enfila l'un de ses costumes de rechange. Un Boss discret. Un café, où il tremperait un muffin industriel, calmerait sa faim. Les deux plateaux repas qui avaient accompagné les réunions de 13h et de 20h15 étaient infects et toujours intacts, le dernier tour de vis de la division contrôle des coûts à n'en pas douter. Il franchit le sas d'entrée après avoir salué le gardien de nuit. Il ne ressentit pas la moindre sensation de froid en s'aventurant sur les rectangles ordonnés, un vent tiédi par la nuit s'étiolait contre les lignes cassés des tours et de l'arche immaculée.

Assis sur un banc, il n'avait pas encore sorti de son emballage le muffin pâteux à l'arrière-goût de chocolat. Il avait juste posé le gobelet rempli de café clairet à côté de lui. Soudain, une voix toute proche. Il se tourna vers la gauche. Un vieillard était assis à ses côtés, souriant. La première chose qu'il remarqua fut le melon impeccable qui coiffait sa chevelure argentée. « C'est mon oncle. Vous regardiez bien mon chapeau, n'est–ce pas ? Il me l'a offert jadis. Enfin mon oncle... Un homme qui habitait plus haut dans la rue et qui l'avait confectionné. Il tenait une boutique rue Lepic. J'avais quatorze ans quand j'y suis entré comme commis. Lui avait repris l'entreprise d'un Aristide Bombec, un Breton arrivé sur le tard ici et qui avait avant racheté le pas-de-porte puis les murs à... La mémoire me joue parfois des tours. » Le vieillard se courba un peu sous la chiquenaude de la brise matinale. « Bref, je vends des chapeaux depuis la nuit des temps. » Et sa voix sembla se briser. Il tendit le noir couvre-chef à son voisin. Celui le caressa ; apprivoisant doucement le feutre lustré. Il leva les yeux, à nouveau étonné : pas une âme, pas plus près du métro que du trio de statues colorées et futuristes. Il s'attarda sur le balancement grinçant d'une grue de chantier, jaune, et les dernières années de sa vie laissèrent place à des senteurs de voyages, des bruits d'arrière-boutiques emparcheminées, un parfum de canopée.

Quand il ouvrit les yeux, l'étrange vieillard avait disparu, il se leva et se dirigea vers la façade vitrée et impeccable de l'entreprise d'audit qui dévorait sa vie. Un coup sur l'épaule gauche le fit vaciller alors que la double porte s'ouvrait en glissant. Il découvrit, roulant à ses pieds, un chapeau melon d'un anthracite presque noir. Il le ramassa, avisa une tache et voulut sortir un mouchoir pour l'épousseter quand il trouva un papier plié en huit au fond de sa poche. Il le déplia et découvrit une feuille officielle recouverte de pleins et déliés vieillots, griffés à l'encre violette. Il ne se retourna pas. Il savait qu'un vieillard, tête nu, l'observait, un vieil homme appelé Casimir Carens. Ou alors Aristide Bombec ? Et que cet inconnu lui léguait à lui, Olivier Darsin, une minuscule chapellerie montmartroise, en contrebas du Moulin de la Galette.

Une semaine plus tard, au 33, rue Lepic, le jeune homme fraîchement licencié manu militari ouvrit pour la première fois la devanture du « gai galure ». Un mois après, il découvrit, dans la réserve du fond, une porte soigneusement dissimulée. Quelques marches de pierre menaient à un cabinet de curiosités déjà correctement pourvu.

Un an passa. M. Olivier Darsin fermait pour la première fois sa boutique pour une période de vingt-huit jours. Dans sa poche un billet pour le Laos, sur sa tête un chapeau melon.

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Commentaires
C
en fait l'image m'a fait penser à un cabinet de curiosités http://fr.wikipedia.org/wiki/Cabinet_de_curiosit%C3%A9s<br /> Les gens voyageait partout pour ramener des têtes réduites (d'où la canopée, une partie de la forêt amazonienne)... et le départ d'olivier.
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R
j'ai adoré traverser avec toi la nuit parisienne.<br /> meme si j'ai pas bien tout compris<br /> (la fin)<br /> pardon caro, tes connaissances intel.. me font bien souvent défaut
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C
j'ai longtemps vécu près de la défense, je l'ai connue populeux, vide inquiétant...<br /> <br /> Merci Marina, merci Joe pour la lecture elle est très belle et je vais la glisser sur mon blog. il ya toujours une émotion à s'entendre dit (et biend dit) par autrui.<br /> <br /> Walrus, vous avait raison, il y a qq viscères en bocal et une tête réduite. Je crois que c'est Casimir qui les avait trouvés.<br /> <br /> <br /> Sinon, je commenterai au fil de la semaine les textes que je n'ai pas encore pu lire
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M
Belle reconversion, oui dans cette atmosphère étrange et attachante !!! Un grand bravo Caro.Je viens d'ailleurs de lire puis d'entendre ce texte brillamment interprété par Marina et Joe ! Double plaisir !
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J
Et un fichier audio pour Caro_Carito, un !<br /> C'est ici : http://www.onmvoice.com/play.php?a=15151<br /> <br /> Bonne semaine !
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Z
belle histoire de passage des tours grises à une petite rue à taille humaine.( çà fait penser à "ad vitam eternam" de thierry jonquet)
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P
une conversion de rêve ! <br /> On est toujours embarqué dans tes histoires comme dans une espèce de rêve éveillé... j'aime ça!
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C
Joe je veux bien le fichier audio et tu sais que j'ai un pied à Saint Malo même si je vis en Berry.
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W
J'aime l'ambiance de ce texte et, chose étonnante, moi qui fréquente très peu Paris, je connais les deux endroits. Contrairement au héros, je n'ai jamais éprouvé qu'un froid glacial au pied de l'arche de la Défense.<br /> Quant au cabinet de curiosités de la rue Lepic, je ne sais pas pourquoi, je lui soupçonne un petit côté "musée des horreurs", mon addiction à l'œuvre de Poupoune sans doute...
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P
Je connais une apprentie marchande de modes à laquelle je vais faire lire ce texte , elle aussi rêve d'une reconversion : lui manque encore le coup de pouce initial.
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B
Les mots, mes images s'enchaînent comme une évidence. Bravo.
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K
Bien sûr...je m'y sens un peu comme chez moi...quoi d'étonnant à cela ?
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R
J'aime beaucoup cette écriture, on y sent le plaisir de la Conteuse...phrases courtes qui distillent des images d'un film qu'on imagine de suite et qui sortent comme d'un chapeau !
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V
une nouvelle de belles facture. on en redemande!
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J
J'adoooooore ce conte de fée moderne ! Tu as raison, Caro_Carito, la seule valeur refuge désormais, c'est l'oncle d'Armorique ! Je t'embrasse, ma nièce ! Mille bons becs à toi !<br /> <br /> (Je crois que je m'en vais confier ce bijou à ma conteuse préférée ! Si je décroche un fichier audio, je reviens en parler ici !)
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J
Le tout exactement comme un rêve où l'on cherche à en construire un logique, bravíssima !
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T
Parfait, je peux rien dire de plus, c'est juste : parfait ! miam, quel régal ! :-) (j'adore les textes que je mange ce soir, et là, c'est un morceau de choix !)
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