Décalage temporel (Caro_Carito)
Olivier commençait à trouver le temps long et se mit à étirer l'élastique de l'épais dossier. Rouge. Ventru et boursouflé. Aussi haut que ces heures d'ennui et d'obstination en british sans l'accent d'Oxford. Il leva la tête vers l'écran géant sur lequel se détachaient la bedaine presque séduisante, sous la chemise immaculée et italienne, du Directeur adjoint de la maison mère Lost or No costs et le sourire enjôleur de Mrs Drumond. Les minutes avaient dû se déstructurer entre Ottawa et Paris. Quand tous se levèrent, l'heure discrète de sa Baume et Mercier indiquait qu'il allait bientôt être quatre heures du mat.
Le défaut de murmures d'oiseaux le réveilla. Il habitait usuellement assez loin, au-delà du croissant de bois du Nord parisien. Il souleva les lamelles métalliques de la persienne. La Défense était vide, ni balayeur, ni travailleur matinal. La grande dalle claire s'étendait sur la ligne franche dessinée entre les Champs et le début de Nanterre, ses jardins, ses passerelles en bois et son cimetière. Il se dirigea vers la douche, privilège de haut et jeune gradé et enfila l'un de ses costumes de rechange. Un Boss discret. Un café, où il tremperait un muffin industriel, calmerait sa faim. Les deux plateaux repas qui avaient accompagné les réunions de 13h et de 20h15 étaient infects et toujours intacts, le dernier tour de vis de la division contrôle des coûts à n'en pas douter. Il franchit le sas d'entrée après avoir salué le gardien de nuit. Il ne ressentit pas la moindre sensation de froid en s'aventurant sur les rectangles ordonnés, un vent tiédi par la nuit s'étiolait contre les lignes cassés des tours et de l'arche immaculée.
Assis sur un banc, il n'avait pas encore sorti de son emballage le muffin pâteux à l'arrière-goût de chocolat. Il avait juste posé le gobelet rempli de café clairet à côté de lui. Soudain, une voix toute proche. Il se tourna vers la gauche. Un vieillard était assis à ses côtés, souriant. La première chose qu'il remarqua fut le melon impeccable qui coiffait sa chevelure argentée. « C'est mon oncle. Vous regardiez bien mon chapeau, n'est–ce pas ? Il me l'a offert jadis. Enfin mon oncle... Un homme qui habitait plus haut dans la rue et qui l'avait confectionné. Il tenait une boutique rue Lepic. J'avais quatorze ans quand j'y suis entré comme commis. Lui avait repris l'entreprise d'un Aristide Bombec, un Breton arrivé sur le tard ici et qui avait avant racheté le pas-de-porte puis les murs à... La mémoire me joue parfois des tours. » Le vieillard se courba un peu sous la chiquenaude de la brise matinale. « Bref, je vends des chapeaux depuis la nuit des temps. » Et sa voix sembla se briser. Il tendit le noir couvre-chef à son voisin. Celui le caressa ; apprivoisant doucement le feutre lustré. Il leva les yeux, à nouveau étonné : pas une âme, pas plus près du métro que du trio de statues colorées et futuristes. Il s'attarda sur le balancement grinçant d'une grue de chantier, jaune, et les dernières années de sa vie laissèrent place à des senteurs de voyages, des bruits d'arrière-boutiques emparcheminées, un parfum de canopée.
Quand il ouvrit les yeux, l'étrange vieillard avait disparu, il se leva et se dirigea vers la façade vitrée et impeccable de l'entreprise d'audit qui dévorait sa vie. Un coup sur l'épaule gauche le fit vaciller alors que la double porte s'ouvrait en glissant. Il découvrit, roulant à ses pieds, un chapeau melon d'un anthracite presque noir. Il le ramassa, avisa une tache et voulut sortir un mouchoir pour l'épousseter quand il trouva un papier plié en huit au fond de sa poche. Il le déplia et découvrit une feuille officielle recouverte de pleins et déliés vieillots, griffés à l'encre violette. Il ne se retourna pas. Il savait qu'un vieillard, tête nu, l'observait, un vieil homme appelé Casimir Carens. Ou alors Aristide Bombec ? Et que cet inconnu lui léguait à lui, Olivier Darsin, une minuscule chapellerie montmartroise, en contrebas du Moulin de la Galette.
Une semaine plus tard, au 33, rue Lepic, le jeune homme fraîchement licencié manu militari ouvrit pour la première fois la devanture du « gai galure ». Un mois après, il découvrit, dans la réserve du fond, une porte soigneusement dissimulée. Quelques marches de pierre menaient à un cabinet de curiosités déjà correctement pourvu.
Un an passa. M. Olivier Darsin fermait pour la première fois sa boutique pour une période de vingt-huit jours. Dans sa poche un billet pour le Laos, sur sa tête un chapeau melon.