L'oseraie (Walrus)
Il y a bien des lustres de cela, à l'écart d'un petit village perdu, vivait un sabotier doublé d'un satyre. Vous en conclurez que l'homme était vieux, avez-vous jamais vu un autre adjectif que "vieux" associé à "satyre"?
Son grand plaisir était de lorgner vers les gamines du village lorsqu'elles s'ébattaient dans les prairies jouxtant les fermes.
L'ennui, c'est que connu comme il l'était, il n'avait guère l'occasion de le faire de près, à la moindre tentative d'approche, il se trouvait comme par hasard un adulte pour surgir d'on ne sait où.
Jusqu'au jour où une idée lui vint : les fossés de drainage séparant les prairies étaient bordés de saules têtards servant à produire l'osier.
Une nuit, ayant chargé sur une charrette à bras une lanterne sourde, une scie de bûcheron, quelques coins de fer, un palan, des cordes et une hache, il se rendit dans un endroit écarté, s'arrêta près d'un saule et se mit à l'ouvrage.
Il scia l'arbre à quelques centimètres du sol. Il le fit à grand peine : la scie était normalement manipulée par deux hommes sur un tronc abattu. Les coins lui furent bien utiles pour soulager la lame du poids de l'arbre.
Il culbuta le saule sur le plancher de la charrette dressée vers le ciel puis redressa cette dernière en tirant sur la tête de l'arbre au moyen du palan. Tout étant solidement arrimé, il ramena son butin chez lui, tirant l'attelage comme un âne et suant comme un bœuf.
Il rangea tout dans un appentis adossé à sa demeure.
Les jours qui suivirent, il se mit à évider le tronc : ce n'étaient pas les tarières, gouges et autres cuillers qui lui manquaient ! Il réduisit à quelques centimètres l'épaisseur des parois, creusa une petite lucarne pour son visage et fixa un harnais de cuir à l'intérieur du fût.
Le saule était devenu suffisamment léger pour qu'il puisse s'y glisser et le soulever à la manière des porteurs de ces géants chers au folklore des régions du nord.
Une nuit, il alla se poster dans son arbre au bout d'une rangée de saules.
Il attendit longtemps et commençait à s'engourdir dans sa cachette avant qu'il n'entendît dans l'après-midi les voix chantantes et les rires de quelques fillettes. Son cœur battait à tout rompre : elles approchaient !
Les gamines en effet effectuaient en sautillant une sorte de slalom autour des troncs de sa rangée de saules. Elles approchaient !
Il allait réussir ! Il les dévorait des yeux, agité de pensées lubriques.
"Dès qu'elles sont à portée, je rejette cette carcasse et hop ! je leur tombe dessus" se disait-il.
Elles approchent, elles sont là !
Il tire violemment sur ses bras pour se libérer du saule... rien !
Il panique, bande ses muscles, tire de toutes ses forces... rien, l'arbre ne bouge pas d'un poil.
Alors, la lumière se fit : c'était le jour de la Sainte Catherine où tout bois prend racine !
D'ailleurs, ne sentait-il pas comme un frémissement dans les fibres du saule ? Oui, la paroi de bois se rapprochait lentement, mais sûrement, il était perdu !
Entre temps, ces saletés de gamines avaient entamé une ronde autour du dernier saule et, mais oui, elles lui tiraient la langue quand elles passaient devant son visage !
Le bois commençait à l'étreindre, à l'étouffer.
Il devint cramoisi.
Le supplice allait être long...