Le cimetière des filets mignons en croûte et des illusions sur la liberté (Joe Krapov)
Dimanche, nous sommes tous morts. Nous tous, Mademoiselle Z., Monsieur J., Madame M. et moi. Oui, dimanche dernier, nous sommes morts de rire. Eclatés, explosés, pliés, dilatés ! C’est à cause de Monsieur J. qui nous a raconté sa dernière mésaventure. Comme dit Donald Westlake, ça n’arrive qu’à lui !
Depuis plus d’un an maintenant, Monsieur J. vit tout seul dans un appartement situé au rez-de-chaussée dans un quartier calme d’une ville que nous nommerons R. afin de ne froisser aucun pompier en France, en Navarre ni même en Bretagne et encore moins en Ille-et-Vilaine.
Dans son appartement, Monsieur J. a une télévision. C’est Madame M. et moi-même qui payons la redevance mais c’est lui qui la regarde. Samedi soir, sur FR3, Monsieur J. a revu le film « Blade runner » de Ridley Scott. On diffusait le « director’s cut » (non, ce n’est pas un gros mot, juste un concept un peu incompréhensible pour les fans âgés d’Eric Rohmer qui doivent aller sur Wikipédia pour constater que le cinéma hollywoodien est d’abord un commerce. Voir aussi le carnaval de « Brazil » de Terry Gilliam !).
« Blade runner » est un film américain adapté d’un roman de Philip Kindred Dick. J’adore le titre français de ce livre : « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? ». A une certaine époque, avant que je ne rencontre Mademoiselle M. puis ensuite Monsieur J. et Mademoiselle Z., je lisais beaucoup. Entre autres choses, j’ai lu pratiquement tous les romans et les nouvelles de Monsieur Dick. Ils parlent de paranoïa, de manipulations, de drogue. Avec lui, nous naviguons en pleine science-fiction ! J’adorais la S.F. à l’époque. J’avais commencé enfant avec la bande dessinée « Les Pionniers de l’Espérance », j’avais aimé ensuite «Valérian et Laureline», «Le Vagabond des Limbes», lu les «Chroniques martiennes» de Ray Bradbury, dévoré l’intégrale des romans et nouvelles de Clifford D. Simak, Robert Sheckley et Fredric Brown.
Maintenant qu’on a dépassé le cap autrefois fatidique de l’an 2000, je ne lis plus de S.F. parce qu’on est en plein dedans. Le monde actuel est, ni plus ni moins, un roman de Philip K. Dick. Du moins, il me fait cet effet.
Dans son appartement, monsieur J. a aussi un ordinateur qui lui donne accès à Internet. Comme beaucoup de djeunns dgens de son âge, Monsieur J. laisse des messages sur Facebook. Tout de suite après la fin du film, il est allé partager avec ses blogamis ( ?) du réseau social ses impressions sur ce visionnage. Impression est un bien grand mot puisqu’il s’est borné à inscrire une phrase prononcée dans le film en ajoutant que c’était « une putain de chiée fin que la fin de Blade runner » (je traduis à ma façon « Fucking Blade Runner Ending »).
Puis il vaque à d’autres occupations sur la toile ou dans son logis. Peut-être fait-il sa vaisselle ou du rangement (les parents sont toujours optimistes et très naïfs dès qu’il s’agit de leur progéniture !) ? Peut-être concocte-t-il de sa géniale musique ? Toujours est-il que, vers une heure du matin, il se déshabille et s’apprête à se glisser dans ses draps. C’est à ce moment là que les Martiens ont frappé à la porte !
Ce n’est pas tous les jours que Mars attacks ! Histoire de ménager le suspense et de justifier le titre de cette histoire, je voudrais signaler que quelque temps auparavant, je m’étais occupé de mon côté à faire cuire dans ma cocotte-minute un filet mignon avec du vin blanc, des oignons, champignons, tomates et noix. Ensuite, avec Madame M., nous avions regardé « Liberté-Oléron », dévédé d’un film quelque peu dispensable de Bruno Podalydès mais on ne pouvait pas le savoir avant de l’avoir vu. A l’issue de ce visionnage, j’avais sorti le morceau de viande de la cocotte avec ses ingrédients et avais mis le tout à figer au réfrigérateur.
Les Martiens ont posé leur véhicule dans la cour de l’immeuble de monsieur J. Ils en sont sortis un par un. Ils sont au moins dix d’après le narrateur. Ils ont allumé leurs grosses lampes, balayé la surface des immeubles aux alentours du faisceau de leurs projecteurs. Ils portent des combinaisons à bandes fluorescentes et, avant de sortir l’artillerie, ils frappent à la porte. Si un jour cela vous arrive, faites comme Monsieur J., ouvrez et écoutez-les. Il m’est d’avis que si vous restez au lit avec vos boules Quiès à rêver comme un sourd ils auront tôt fait de défoncer votre huis à coups de hache pour venir vous sauver du danger.
Quoi ? Les Martiens sont bienveillants ? Oui, plus que vous ne pourriez le penser. Ils habitent la planète 18, leur camion est rouge et pour vous sauver du péril quand vous habitez à l’étage ils ont une grande échelle. Ce sont bien les pompiers de la ville de R. qui sont-là.
- Qu’est-ce qui se passe, demande Monsieur J. en leur ouvrant la porte, en slip, torse poil et jambes nues. Il y a un incendie ?
- Non. On vient pour vous. On a téléphoné déjà mais vous n’avez pas répondu. Vous n’avez pas l’intention de vous suicider ?
- Me suicider ? Non, pas vraiment. J’allais me mettre au lit, comme tous les soirs.
- Pourtant vous avez bien déposé un message en ce sens sur votre Facebook ?
- Sur mon F… Ah oui, la citation de Blade runner ? Mais... Non je vous rassure, c’est juste une citation.
- Bon faudrait voir à mieux contextualiser, la prochaine fois, hein ? Allez, bonne nuit monsieur. Et puis, la citation, vous l’enlevez, hein ! ».
Sur le Facebook de monsieur J, on peut lire ce dimanche matin : «Quel est le con qui a appelé les pompiers ?» Mais apparemment dans les relations fesses-bouquineuses de monsieur J., il n’y a pas de cons. On en a discuté, morts de rire, autour de l’apéro-vodka familial. Il doit exister, à la caserne Saint-G. ou ailleurs à R. ou en France une cellule de prévention du suicide qui veille, le samedi soir, sur les moteurs de recherche. Dès qu’ils voient apparaître le mot « mourir », ils envoient une escouade avec un parapluie. Une cellule efficace : même pas une heure après la publication de ceci («Tous ces instants seront perdus dans le temps, comme les larmes dans la pluie. Il est temps de mourir. »), les anges gardiens avaient téléphoné, trouvé l’adresse du zigue, embarqué dix gus dans le camion et déboulé chez le lecteur-spectateur de SF en slip. Efficace, non, les Big brothers watching you ? Comme quoi une courte phrase postée par monsieur J. a bien plus d’effets sur le monde que les milliers de romans-feuilletons à la con que monsieur K. publie sur le Défi du samedi, Kaléïdoplumes ou les Impromptus littéraires ! Mais ça, grâce à Monsieur Walrus, on le savait déjà.
Je peux les rassurer, les gars du commando anti-suicides. Un type qui boit du Saint-Nicolas de Bourgueuil sans cracher dessus et reprend deux fois du filet mignon en croûte de madame Eliane (c’est elle qui nous a filé la recette) revisité sauce Krapov, je ne le vois pas en train de se passer la corde au cou. Pas même une cravate du reste, bien que j’aie des photos compromettantes au sujet de cet ustensile inutile et du bonhomme dont je cause.
Il n’empêche, ce lundi midi, ma pitance était mince dans ma gamelle au boulot. Le filet trop mignon avait rejoint le cimetière de nos estomacs, il ne m’en restait qu’une petite rondelle et juste deux cuillers du kilo de haricots verts de la veille. Et je ne rigolais plus non plus côté «liberté d’expression et identité nationale».
Vous comprenez, de puis samedi, moi j’écris des épitaphes sur le Web. D’ici à ce que les trois Parques viennent toquer à ma porte ce soir à minuit et m’embarquent pour concurrence déloyale ! D’ici à ce que les infirmiers du Centre Guillaume Régnier ne viennent me passer la camisole de force ! D’ici à ce que la police ne fasse une descente et ne demande comme au bon vieux temps du KGB : « C’est ici Joe Krapov ? ». Difficile de répondre « Non, c’est en face ! » : on n’a pas de voisins de palier !
Voilà pourquoi, je le proclame haut et fort, « je suis immortel, j’aime la vie, je ne mourrai jamais ! Et tout ce que j’écris ou dis, c’est pour de rire ! » Et il faut croire que je fais tout ce qu’il faut pour ne pas avoir besoin de la police, de la justice, des médecins et des pompiers. La preuve, voici mon épitaphe personnelle, très révélatrice là-dessus :
« Ici s’angoisse Joe Krapov
qui n’avait pas de tics ni d’éthique mais des tocs :
a-t-il bien fermé le gaz en partant ? ».