Un carré d’herbes folles (Caro_carito)
Elle eut à peine le temps d’enlever son tablier et de fermer la porte, il était en haut de la colline. Les blés courbaient la tête sous les rayons drus. Il avait raison, dans deux heures à peine, il faudrait déjà songer à clore à demi les persiennes. Elle sentit le trousseau chargé de clefs inutiles qui valsait au fond de la poche de sa blouse. Elle poussa la grille du cimetière. Elle s’amusa de son invite rouillée. Elle le vit s’approcher des trois pins, au fond à droite. Elle marcha vers le fouillis fripé de coquelicots et de monnaies du pape. Les amarantes qu’elles avaient semées au printemps passé avaient avalé le muret de pierres blanches, grignotant les guérets des Béard.
Elle tourna la tête vers le carré nord. Il s’était sans doute agenouillé car sa silhouette voutée avait disparu dans les hautes herbes. Elle se demandait avec qui il s’entretenait, chaque matin. Un jour, elle s’était approchée et avait perçu des mots feutrés, sa tête chenue penchée sur l’ombre. Etait-ce un mot un peu plus grave ? En tout cas, un souffle d’air indiscret lui avait rapporté ce prénom, Sybille. Plus tard, elle avait examiné l’endroit avec soin, en vain ; il n’y avait que graminées, un papillon et des noms oubliés. A ses pieds, ne dormaient que quelques morceaux de pierre lisse et des âmes oubliées. Le vent, le gel, les averses avaient emporté leurs initiales.
Elle marcha le long des chardons. Ici, il n’y avait qu’une tombe ramenée à grand frais pour le père Gabriel. Ses enfants l’avaient commandée en ville ; ils avaient sans doute jugé cela suffisant car ils n’étaient plus jamais venus lui rendre visite. Elle bifurqua pour se perdre dans le dédale de plaques en grès beige. Le village était trop pauvre pour d’autres sépultures. La terre sèche et un rectangle de pierre protégeaient les morts pour l’éternité. Elle s’assit près d’une souche et sortit de sa poche un livre qui s’ouvrit machinalement à la page cornée.
Elle ne l’entendit pas partir, perdue près du canal San Barnaba. Elle relisait religieusement la strophe biffée de gris : l’eau luit ; le marbre s’ébrèche … quand on passe à l’ombre du Palais Rezzonico.* Elle s’amusa à franchir les montagnes qui l’enserraient de toute part, l’Italie n’était pas loin. Il suffisait d’un rien, d’un vol d’oiseau pour découvrir le campanile de Saint Marc. Le marbre s’ébrèche. Elle fixa longuement la plaque grège qui gisait sur le sol. Pour elle, il était trop tard. Jamais elle ne quitterait sa maison, jamais elle n’irait plus loin que ce cimetière à l’abandon. Elle se dit qu’elle aurait aimé rester un peu, et voir les mots, qu’elle avait choisis pour ce long voyage, inscrits au milieu de ce sol rouge et sec, effleurés par une tige frêle… et voir Venise.
Le portail grinça en se refermant, un nuage de poussière se posa sur la forêt de tournesols qui se hissaient de toutes leurs forces vers le ciel doré. A petits pas, elle descendit le chemin.
- Contes vénitiens Henri de Régnier