Ivre de vous (Caro_Carito)
17 octobre : Gabi
Le portable gémit encore une fois, jeté avec son sac sur le siège avant. Elle l’agrippe et l’éteint malgré la courbe qui se déhanche dangereusement. C’est elle sans doute. Pat, Patricia. Elle chasse d’une pensée deux regrets : ne pas avoir téléphoné et esquiver lâchement la voix, attentionnée, soucieuse. Pressante. Zut. Ne peut-on pas la laisser tranquille. Elle baisse le son du cd jusqu’à ce que les graves se mêlent au bruit de la voiture, ne formant plus qu’un bourdonnement mélodieux, étrange, de mécanique feutrée et d’une voix éraflée et chantonnante. Elle croise un 4x4 noir dont elle ne discerne pas le conducteur. Ou la conductrice. D’emblée, elle ne les aime pas, avec leur façon insolente de frôler la ligne blanche et de ne pas savoir que la route exige certaines limites. Elle se moque. Surtout, elle ne supporte pas qu’il ou elle partage, cet après-midi là, la route de campagne fraîchement asphaltée qui mène à la forêt. Et avant la forêt, l’étang de Saint Hubert et la chaussée Napoléon.
La route est déserte. Elle se laisse aller, toute au vagabondage qui l’emporte, à l’automne qui mord les feuilles. Platanes, chênes. Parfois un érable. Elle aimerait croiser sa Saab noire, imaginer qu’il sursaute parce qu’il la croit ailleurs. Amorce d’une fin dont il n’a pas su se prémunir. Qu’elle pressent parce la vitesse enfle, allante, entre franges des arbres et prairies ombragées. Elle s’amuse du soleil moucheté, des ocres et des sanguines, de l’air encore chaud de l’été qui affleure par nappes généreuses. Elle aurait seize ans, elle répéterait sans fin « je suis amoureuse » comme la fillette qui a sauté d’un trait jusqu’au paradis de la marelle. Le temps a filé, défaisant aux passages quelques illusions tricotées par l’enfance. Sa peau vacille au souvenir d’un regard hardi sur sa nuque, de mots entrechoqués de silence et d’étreintes timides. De rencontres brèves et brûlantes. Le feu de ses aveux, chaque fois plus pressant, roule encore tout au long de son corps. Si vivante… Les jours ont acquis ce poids étrange où tout semble à sa place. Où chaque gorgée d’air ajoute à l’ivresse d’être. Il n’est rien, ce Fabien. Dès demain elle oubliera son visage, ce grain de beauté perdu en haut de l’omoplate. Elle ne se souviendra que d’elle-même, de son âme lourde, gorgée d’ivresse. Elle savourera pleinement l’étrange rencontre du désir de l’autre. Ce fragment d’incandescence où tout chavire, et la tête et les sens. Ce qu’elle a obtusément cherché, méthodiquement, avant d’en accepter l’arrivée impromptue et le départ tout aussi précipité. Etrange paradoxe, emberlificotée entre deux hommes, elle se découvre à nouveau libre. Demain ou jeudi, elle savourera la soie de son visage. Elle l’effleurera des ses lèvres et glissera, les yeux clos : « Je suis ivre de vous. » Il s’émouvra du vouvoiement. Elle taira les autres, leurs mains, les regards, les balbutiements éperdus, confondus en un unique vous, en un même trouble délicieux. Qui la saisira longtemps après la tempête.
21 octobre : Pat
Pat a ignoré depuis quelques jours la boîte aux lettres décorées d’hirondelles par un des anciens propriétaires. Mais le facteur l’a rattrapé au creux de la clôture et lui a tendu un recommandé accompagné d’une enveloppe grège. Elle a reconnu, et l’encre violine, et les pattes de mouches appliquées. Inchangées depuis leur adolescence conjointe. Elle ne l’ouvre pas de suite. Elle sourit à l’homme en bleu et prend le temps de voir la camionnette s’éloigner avant de rentrer. Dix jours que Gabi n’appelle pas. Elle sait pourquoi. Elle entend encore leurs dernières conversations, ses absences et ses rires à contretemps. Ce prénom qu’elle feint d’ignorer ou qu’elle gomme maladroitement comme si il envahissait trop ses pensées. Fabien… Evasive et étrangement exaltée. Suivent les habituels jours sans nouvelles, le sursaut avant la fin, comme toujours. Elle sait son amie heureuse, emportée, exultante.
Elle est arrivée à la porte, se penche pour arracher une mauvaise herbe. Elle recule le moment où l’enveloppe se déchirera, où la dernière phase du mauvais scénario sera écrite. Elle pose le courrier sur la toile cirée, se sert une tasse de café tiède. Elle repense à cette conversation. Trois ans déjà. Les mots qu’elle lui a assenés et qu’elle regrette encore. Paroles biaisés, malheureuses qui masquaient mal ses tourments. Peur de ce qui pouvaient lui arriver, à elle, sa presque sœur, la déception attendue, les conséquences de ses folies. Craintes qu’elle alimentait à son propre passé, cette blessure toujours vive. Elle avait traversé en solitaire les mêmes affres, les mêmes ivresses, le même espoir ténu, jusqu’à ce qu’il fasse volte face brusquement, sans une explication. Elle avait traversé les mois qui suivirent, en aveugle, solitaire, brisée. Quand elle avait voulu se confier, il était trop tard. Elle s’était tue.
Elle ouvre maladroitement l’enveloppe. Soupire. Elle revoit ses instants chatoyants où elle se sentait portée, légère. Elle les entraperçoit parfois quand le regard d’un homme se pose sur elle, comme une étincelle fugace. Brûlante. Une larme tombe. Puis une autre. Elle tient dans sa main une feuille maculée de tâches pâles. Elle n’ose se regarder dans une glace, elle y trouverait ce visage rougie de lendemain de noces.