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Le défi du samedi
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19 décembre 2009

L'attente de Livreville (Joe Krapov)

091217_011Les murs du couloir ont la couleur du safran et tranchent avec le curcuma vieillot du sol. C’est ici, dans la solitude des nombres premiers, dans un sous-sol austère qui évoque « Brazil » que j’aligne des chiffres et compte les années. Car j’attends. J’attends de m’en aller.

Vous, les heures souterraines que j’ai passées ici, peut-être bien qu’un jour j’irai cracher sur vos tombes ou pas. Dans le conte de la brodeuse les aiguilles ne comptent pas. Lait noir ou Paris-Brest, il est de mauvais goût de juger l’en arrière, de cracher dans la soupe avec l’estomac plein.

Mes compagnons et moi nous sommes les veilleurs du Désert des Tartares. De Monsieur Hajtyla, ce grand homme dont je suis comme une ombre plus pâle, une éminence grise, je ne sais que penser. Je ne suis pas doué dans l’interprétation des meurtres et de le voir courir après les petits sous tout en riant sous cape de réduire les portefeuilles m’oblige à le ranger dans les membres du club des incorrigibles optimistes. Je le suis moi aussi mais d’une autre manière. Simplement, je ne scie pas la branche sur laquelle je m’asseois. Ou si, mais contraint et forcé.

La femme de midi assure la permanence quand je vais déjeuner. C’est Stella Monétoile « que serais-je sans toi ? ». Chez elle se marient le silence des abeilles et la peine du menuisier. Dans son bureau on liste les trésors, on diffuse les accès aux œuvres des hommes de science. Avec Mlle Ronchonchon qui oeuvre à côté au service des réseaux, elles forment le chœur des femmes.

091217_013Sur la porte de ma cage est affiché un bonobo. C’est mademoiselle Zell, une artiste de ma famille, qui m’a fait cadeau de cette photo. A l’intérieur de ma cellule j’ai punaisé Venise, l’Iowa, la Bretagne. Il y a des barreaux aux fenêtres. Ils ne veulent pas que je m’échappe. Alors j’attends.

Car dehors, tous les autres, c’est rien que des sales types, dans le genre échappé d’un récit de Poupoune ! Ici, nous on fait tout pour eux, on achète des revues sous forme électronique pour que les éditeurs monopolistiques deviennent toujours plus riches et que le vaste monde poursuive sa course folle vers le nulmérique à tous les étages. Or le mandarinat est un mal sans remède ! Bonjour tristesse des ingrats qui, reclus aux labos, obsédés du bouton à expérimenter ignorent désormais la politesse humaine. La peste soit de leurs humeurs égocentriques !

091217_020Voilà pourquoi j’attends, j’attends, j’attends toujours. Dans mon placard doré de moine bénédictin, j’attends le temps béni d’Entière Liberté. Le soir je suis heureux comme l’aigle échappé de gagner mon logis, d’y faire une cuisine pour deux énamourés empressés d’oublier la blessure et la soif. Sur la terre des affranchis nous nous régalons d’exotique. Le ciel de Bay city se couvre de genièvre et pimente nos vies. Ma « Cinnamon girl » et moi-même nous amusons comme des cardamomes de ces frichtis poivrés puis, tandis qu’elle lit le roman de l’été, je rejoins l’océan des blogueurs attentifs et j’enquête auprès d’eux qui dispensent à foison l’écume de leurs jours à propos de cette ville fameuse et inconnue de tous, Livreville.

091217_016J’attends aussi l’été pour explorer le monde et la localiser. Souvenez-vous de moi si vous la repérez. C’est une ville magique dont un poète un jour m’a parlé longuement. Le prédicateur soûl m’a décrit un îlot de folle contrebande que les aventuriers de la mer eux-mêmes ne peuvent localiser dans leur hiver indien. C’est un peu comme l’énigme du dragon tempête.

Les rues y ont des noms de titres de poèmes : rue de la Pêche à la baleine, avenue des Grenouilles qui demandent un roi, place du Coffret de santal, impasse du Recueillement, boulevard des Effarés.
Les boutiques ont des noms de titre de romans et l’homme se souvenait du restaurant « Mangez-le si vous voulez », de l’agence de voyage du « Jeu de l’ange », du café Sépharade. « Le sari vert » satisfait au bonheur des dames. « Le grand quoi », on y trouve tout et « La rafale des tambours » vend des instruments de musiques de tous pays et de tous styles. On trouve même des arbres à palabre chez l’Arabe du coin !

091217_021


Livreville ! Un jour je vais quitter le monde pour de bon. Lorsque j’aurai fini ce contrat de misère, quand je pourrai enfin vivre d’autres vies que la mienne, dès que j’aurai trouvé ce lieu paradisiaque, mon épouse et moi partirons pour n’en plus jamais revenir. En attendant, le samedi, nous allons écumer notre bibliothèque. Tout ce que nous en ramenons est encore ce qui s’approche le plus de la ville de nos rêves.

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Commentaires
Z
certaines clefs me manquent pour ce texte mais beaucoup d'images qu'il évoquent sont belles. j'aime l'idée d'une ville où les noms des boutiques sont des titres de livres et où les rues ont des noms de poêmes. j'imagine comme vous le dites que le paradis est une bibliothèque.
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V
J'ai aimé le début et la suite et la fin aussi... t'as bien fait d'attendre, Joe! Du grand Krapov
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W
J'ai cru que Tilleul allait te dire que ta ville s'appelait Redu, mais elle était trop sous le charme de ton défi !
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T
...à Mademoiselle Zell (qui me rappelle à "ma" demoiselle Moiselle - dirait Claude, sans trop PONTIfier)<br /> <br /> ... "ta" « Cinnamon girl » (qui jamais ne nie le yang... de Neil Young ?)<br /> <br /> ...à tes tendres pudeurs (t'as vu, personne n'est "dupe" - hin hin) que, oui, c'en est troublant de les voir se mouvoir dans cette ombre qui plane sur ta Livreville<br /> <br /> ...à toi seul (à l'entrée du couloir)
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T
Bien cachée, oui !!!<br /> Les livres nourrissent nos rêves ...<br /> Merci à eux ;-)<br /> Il est émouvant, ce texte.
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J
Merci à vous de ces commentaires. J'espère que je ne vais pas vous décevoir en ajoutant ceci : dans le corps de ce texte, une quarantaine de titres de romans ont été cités (http://mairie.lhermitage.free.fr/hebdo/biblio/EA5/plaquette.pdf) pour cause d'exercice d'atelier d'écriture "en vrai" !<br /> <br /> Cela rendra peut-être le texte moins triste aux yeux de Poupoune et d'Anthom : cette semaine, la drôlerie krapovienne était cachée !
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V
Joe, je pense un peu comme Papistache. <br /> J'aime bien ce texte. J'aime vous lire au naturel, Joe.
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T
C'est un beau texte sensible et vibrant que voilà... j'aime...
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M
Je suis de l'avis de Papistache Joe. J'ai trouvé ton texte très prenant ! Je l'ai beaucoup aimé !<br /> J'ai envie de dire : ENCORE !!!<br /> "Sugawara Akitada" se joint à moi !
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V
Babel imprenable... ?
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P
J'ai aimé ce texte pour les arômes de sincérité qui s'en dégagent. Je rêve de lire, un matin, un texte épuré de Joe Krapov, celui-ci me semble s'en approcher, un peu ; souvent, dans vos textes, Joe vous vous cachez sous tant d'accumulations... chacun ses pudeurs... Moi, je rêve au "striptease" de Joe Krapov.
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T
Vivement la nouvelle vie à Rennes! C'est mieux que Livreville!<br /> Ce défi est super Joe!
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A
C'est vrai qu'il est non pas triste mais un peu angoissant ton texte (est-ce la faute au Désert des Tartares?)... ce "Livreville", librairie, bibliothèque un peu labyrinthique me fait penser à Borges.
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J
Tu pourrais être heureux le reste de ta vie avec une fille de canelle...Marina ! C'est pour toi !<br /> <br /> http://listen.grooveshark.com/song/Cinnamon_Girl/7997314<br /> <br /> :-) (-: :-)
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P
... ça me rappelle quelqu'un.<br /> <br /> Je trouve ce texte super triste, en fait. Et pas seulement parce que seuls mes personnages "sombres" y sont évoqués aux dépens de mes bisounours ;o))<br /> <br /> En même temps, c'est beau, ce rêve à deux, mais... oui, je le trouve triste.
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