L'attente de Livreville (Joe Krapov)
Les murs du couloir ont la couleur du safran et tranchent avec le curcuma vieillot du sol. C’est ici, dans la solitude des nombres premiers, dans un sous-sol austère qui évoque « Brazil » que j’aligne des chiffres et compte les années. Car j’attends. J’attends de m’en aller.
Vous, les heures souterraines que j’ai passées ici, peut-être bien qu’un jour j’irai cracher sur vos tombes ou pas. Dans le conte de la brodeuse les aiguilles ne comptent pas. Lait noir ou Paris-Brest, il est de mauvais goût de juger l’en arrière, de cracher dans la soupe avec l’estomac plein.
Mes compagnons et moi nous sommes les veilleurs du Désert des Tartares. De Monsieur Hajtyla, ce grand homme dont je suis comme une ombre plus pâle, une éminence grise, je ne sais que penser. Je ne suis pas doué dans l’interprétation des meurtres et de le voir courir après les petits sous tout en riant sous cape de réduire les portefeuilles m’oblige à le ranger dans les membres du club des incorrigibles optimistes. Je le suis moi aussi mais d’une autre manière. Simplement, je ne scie pas la branche sur laquelle je m’asseois. Ou si, mais contraint et forcé.
La femme de midi assure la permanence quand je vais déjeuner. C’est Stella Monétoile « que serais-je sans toi ? ». Chez elle se marient le silence des abeilles et la peine du menuisier. Dans son bureau on liste les trésors, on diffuse les accès aux œuvres des hommes de science. Avec Mlle Ronchonchon qui oeuvre à côté au service des réseaux, elles forment le chœur des femmes.
Sur la porte de ma cage est affiché un bonobo. C’est mademoiselle Zell, une artiste de ma famille, qui m’a fait cadeau de cette photo. A l’intérieur de ma cellule j’ai punaisé Venise, l’Iowa, la Bretagne. Il y a des barreaux aux fenêtres. Ils ne veulent pas que je m’échappe. Alors j’attends.
Car dehors, tous les autres, c’est rien que des sales types, dans le genre échappé d’un récit de Poupoune ! Ici, nous on fait tout pour eux, on achète des revues sous forme électronique pour que les éditeurs monopolistiques deviennent toujours plus riches et que le vaste monde poursuive sa course folle vers le nulmérique à tous les étages. Or le mandarinat est un mal sans remède ! Bonjour tristesse des ingrats qui, reclus aux labos, obsédés du bouton à expérimenter ignorent désormais la politesse humaine. La peste soit de leurs humeurs égocentriques !
Voilà pourquoi j’attends, j’attends, j’attends toujours. Dans mon placard doré de moine bénédictin, j’attends le temps béni d’Entière Liberté. Le soir je suis heureux comme l’aigle échappé de gagner mon logis, d’y faire une cuisine pour deux énamourés empressés d’oublier la blessure et la soif. Sur la terre des affranchis nous nous régalons d’exotique. Le ciel de Bay city se couvre de genièvre et pimente nos vies. Ma « Cinnamon girl » et moi-même nous amusons comme des cardamomes de ces frichtis poivrés puis, tandis qu’elle lit le roman de l’été, je rejoins l’océan des blogueurs attentifs et j’enquête auprès d’eux qui dispensent à foison l’écume de leurs jours à propos de cette ville fameuse et inconnue de tous, Livreville.
J’attends aussi l’été pour explorer le monde et la localiser. Souvenez-vous de moi si vous la repérez. C’est une ville magique dont un poète un jour m’a parlé longuement. Le prédicateur soûl m’a décrit un îlot de folle contrebande que les aventuriers de la mer eux-mêmes ne peuvent localiser dans leur hiver indien. C’est un peu comme l’énigme du dragon tempête.
Les rues y ont des noms de titres de poèmes : rue de la Pêche à la baleine, avenue des Grenouilles qui demandent un roi, place du Coffret de santal, impasse du Recueillement, boulevard des Effarés.
Les boutiques ont des noms de titre de romans et l’homme se souvenait du restaurant « Mangez-le si vous voulez », de l’agence de voyage du « Jeu de l’ange », du café Sépharade. « Le sari vert » satisfait au bonheur des dames. « Le grand quoi », on y trouve tout et « La rafale des tambours » vend des instruments de musiques de tous pays et de tous styles. On trouve même des arbres à palabre chez l’Arabe du coin !
Livreville ! Un jour je vais quitter le monde pour de bon. Lorsque j’aurai fini ce contrat de misère, quand je pourrai enfin vivre d’autres vies que la mienne, dès que j’aurai trouvé ce lieu paradisiaque, mon épouse et moi partirons pour n’en plus jamais revenir. En attendant, le samedi, nous allons écumer notre bibliothèque. Tout ce que nous en ramenons est encore ce qui s’approche le plus de la ville de nos rêves.