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Le défi du samedi
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19 décembre 2009

Fred m’avait dit, au fond de la cuisine… (Caro_Carito)

Je n’ai pas allumé la lumière en arrivant. Pourtant il faisait sombre. Si sombre que j’aurais pu croire que la suie avait essuyé tous les murs. Ou la crasse. Au fond de ma poche, il y avait ta lettre, pliée en deux. Je n’avais pas faim. Pas vraiment soif non plus. J’étais crevée. Je n’avais jamais fait le voyage jusqu’à toi qu’en pensée. Les rêves fatiguent moins que le train et le stop. Je suis allée directement au placard que Fred m’avait indiqué au fond de la cuisine. J’ai farfouillé à tâtons et j’ai pris la première bouteille venue. Ca devait être un de ces trucs dégueu aromatisé au citron. Je me suis endormie sur le canapé. Je crois que j’ai entendu le téléphone sonner.

J’ai mis la télé en marche. Mais j’ai coupé le son. Il pleuvait dehors. J’ai fini les deux paquets de chips rances : barbecue et paprika. Je sais pas pourquoi, j’ai pris trois verres d’un alcool blanc et rêche. J’ai mis une pincée de poivre dedans. C’est ce que tu m’avais dit de faire pour améliorer le goût. Sur la boîte, il y avait un drôle de dessin.

J’ai tellement caressé ta lettre qu’elle s’est couverte de fines rides douces. Je pense à ta peau. J’en ai encore le goût en bouche, une saveur d’amande amère qui dure et qui apaise.

Je suis sortie. J’ai appelé de la cabine. Il me restait trois unités mais la voix à mesure que je demandais se faisait épaisse, lente. Au bout d’un moment, il n’y a plus eu qu’un grand silence. Mon front a rencontré la vitre, j’ai senti le sang monter, cogner. Je suis rentrée précipitamment au studio. J’ai cherché une tisane comme celle que l’on me forçait à boire, enfant : racine d’angélique, réglisse et violette. Il paraît que cela calmait mes colères. Je n’ai trouvé qu’un fond de raki. Il m’a brûlé les veines. J’ai eu l’impression que tu étais là.

L’enveloppe avait glissé par terre près de l’entrée. Du canapé, je pouvais voir les lignes irrégulières de mon adresse. On s’est écrit un peu. Je ne pouvais pas te voir. Je ne suis pas ta femme puisque la tienne élève ta fille. On n’a même pas vécu ensemble. Je suis un nom, une nana qu’un jour on a convoquée pour déposition. Je suis ce rien dans ta vie ; on  m’a tendu un café tiède au lieu d’un livre sur lequel j’aurais posé ma main et où j’aurais juré la vérité. J’ai menti et j’ai signé. Pas de parloir donc, juste des cartes postales et des journaux couverts de photos de bagnoles, avec des centaines de kilomètres entre nous deux. L’avocat n’a pas prévenu pour ta sortie ou alors c’est cette salope de secrétaire qui raccrochait trois secondes après que j’aie dit bonjour. C’est toi, un matin dans ma boîte aux lettres, qui m’a tout résumé, l’heure, l’adresse, la ligne de bus. J’ai dessoulé en trois heures. J’ai croqué ce mélange de graines enrobées de sucre que l’on trouve chez Medhi. Il me sert toujours les mêmes  bobards celui-là, il me dit que c’est des graines de paradis, des perles de coriandre qui viennent de chez lui, de l’écorce de cassier. Alors qu’il pique ça chez l’indien du coin - Je m’en fiche du moment que ça fasse passer l’haleine de rhum. Pour le stop c’est plus sain - je l’ai remercié tandis que, cadeau de la maison, il m’en remplissait un petit sachet en papier - il n’a pas vu mon signe de la main. J’ai fait mon sac

J’ai relu ta lettre six fois, tu sors demain.

Ca n’aurait pas du se passer comme ça. La porte en métal. Qui s’ouvre. Tu n’es pas là. D’autres si. J’ai froid et je partirai si tu ne respirais pas là, derrière les hauts murs. Il faut que je me retrouve seule pour que j’ose m’adresser à un gardien. Je lui répète ton nom et il m’amène dans une pièce carrée. Je ne sais pas pourquoi il m’offre un verre d’eau. « Soyez forte » me dit-il. Il prononce des mots que je ne veux pas comprendre. Il sort une lettre mais je vois bien que ce n’est pas ton écriture. Il y a une date et des adresses et des noms que je ne connais pas. Il griffonne aussi un n° « Pour l’enterrement, c’est demain, si vous voulez. » Sa phrase se casse juste après le verbe, conduisant  directement à une voie sans issue. Je me lève. Il ne tend pas sa main. Je suis dehors. Il pleut, le bus arrive.

En fait, il n’a pas bougé d’un cil derrière son bureau en métal. Peut-être a-t-il maté mes nichons ou mon cul quand je me suis retournée. J’étais encore ce rien. J’étais pour toujours cette femme qui t’aimait mais sur aucun registre. Je suis retournée dans la piaule de Fred. Je n’ai pas allumé la lumière. J’ai fini par trouver sa bouteille de genièvre. Au fond du placard. Il en a toujours une planquée, en souvenir du temps chez son grand-père à Lens. Depuis… Tu m’excuseras, on t’enterre et je ne tiens pas debout. Mais je m’en fous, j’ai pas pu te voir, je sais juste que tu dors dans cette grande caisse en sapin et que je suis toute seule derrière.

Ça pue le sapin. Tu me disais ça en rigolant, le jour on est allé en chercher un pour ta fille, pour Noël. Tu avais raison, c’est vrai, ça pue. J’irais boire un verre pour faire passer l’odeur.

 

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Commentaires
C
Meric bcp. Une semaine de passé et plein de textes qui fleurissent partout.<br /> <br /> Mais je suis contente de retrouver les défis. D'ailleurs même si celui parle d'ivresses. je crois que je ferai avec plaisir celui, non ceux de cette semaine.<br /> <br /> Walrus, vous les avez retrouvé les petits grains?
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P
Hmmm... sombre et prenant. <br /> belle femme que tu nous racontes là.
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Z
terrible et impressionnant de beauté et de noirceur
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M
Noir, noir, avec ce gout fumé de la cardamome noire !<br /> Si terrible qu'on hésite entre attirance et répulsion...<br /> Bravo !
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C
Sombre, étrangement éclairé par les épices... fort...
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V
Superbe ton texte, Caro. Les mots tranchent comme des poignards; heureusement on se raccroche aux odeurs... malgré tout j'aime celle du sapin.
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W
Ah, Caro, tu m'as fait souvenir que j'avais un petit pot de graines de cumin enrobées de sucre. J'ai voulu retrouver leur goût, mais avec ce foutu déménagement...<br /> Demain, je fouille l'appartement, centimètre par centimètre.
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T
C'est glauque, triste et beau....
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M
Terriblement fort ! Très prenant ! Le silence qui suit ce texte est encore du Caro !!!<br /> Un très grand bravo Caro_Carito !
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J
"Pourtant il faisait sombre." Le diamant, c'est noir quelquefois. Ca jette un éclat plus froid... dans le dos.<br /> <br /> Je joins mon silence respectueux aux applaudissement.
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V
Caro, j'aime beaucoup cet texte. Je le trouve très réaliste. Terrible. Dur. Vrai. <br /> Merci de revenir jouer avec nous. Tu manquais. <br /> J'aime énormément te lire, ça m'a manqué.
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T
Magnifiquement sombre et remuant... du grand Caro...
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V
Mon coup de coeur.
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T
Je suis muette tant c'est bien un texte à la Caro...<br /> magnifique!
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P
Je vous retrouve Caro-carito et je suis content que votre nom rejoigne la liste des joueurs du jour. Je retrouve votre goût pour les ambiances incertaines qui disent la vie qui poisse...
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A
Bravo vraiment pour ce texte très fort.
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J
L'émotion est palpable dans ce texte, les épices y rajoutent, mais jamais on ne devinerait que tu avais écrit ce merveilleux texte en répondant à une consigne. Bravo caro, c'est du haut niveau.
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