Rencontre (Phil)
Dans ma jeunesse, jusqu’à dix-huit ans à peu près,
j’allais à la messe. J’avais beau être timbrée, j’allais à la messe. C’est difficile
à croire, mais c’est comme ça. Même que je faisais partie d’un groupe de
gentils chrétiens assez informel dont la vocation était d’animer les messes.
Avec guitare, tambourins et tout le toutim. Et chansons de Graeme Allwright.
Jolie bouteille, sacrée bouteille. Non. Pas celle-là. D’autres. J’ai oublié les
titres. Et les paroles. Et les mélodies. Pas la peine que j’en cause, alors.
Ce n’est pas le fait d’aller à la messe qui
m’empêchait d’être défoncée. J’allais à la messe défoncée. Ou à moitié bourrée.
Ou les deux. Dieu merci (si je puis dire) je savais donner le change. De toute
façon tout le monde s’en foutait. Personne ne voyait rien. Je vivais dans un
monde bien gentil où on ne regardait pas autrui. C’était assez effroyable, à y
repenser.
On m’avait collé une étiquette de timbrée. Joli colis.
On aurait pu rajouter sur moi fragile, urgent, haut, bas, tout un tas d’autres
inepties. Il n’aurait plus manqué qu’on m’emballe et qu’on fasse un joli nœud
doré, j’aurais été un super cadeau.
Je me souviens d’un jour où j’étais allée à la messe
particulièrement défoncée et bourrée. Ce n’est pas qu’on m’avait virée pour autant,
non. Personne ne s’était avisé de rien. Il n’empêche que je ne chantais pas
avec les autres. J’étais défoncée, bourrée et hostile. Ça faisait beaucoup et
ce n’était pas tellement chrétien. Je n’en avais rien à battre. Ce n’était pas
pour ça que je ne chantais pas leurs mièvreries. C’est parce que j’avais mal
aux dents et qu’à cause de ça j’avais dévalisé l’armoire à pharmacie de mon
père. Et j’avais fait couler les médocs avec un doigt de suze. Vertical, le
doigt. Et pas un doigt de bébé. Du coup j’étais assise sur un banc du fond.
J’avais des sensations étranges. Je voyais les couleurs du vitrail qui
foutaient le camp dans les limbes. J’entendais mon cœur battre la chamade. Tout
ça bourdonnait dans ma tête et je ne savais plus trop où j’étais. J’avais
conscience du bois dont était fait le banc, et j’avais l’impression d’être de
bois moi-même, que mon cul allait bientôt se greffer au banc, et que j’allais
prendre racine là, dans le dallage de l’église. Lorsque j’en ai eu ras le bol,
je suis sortie de là comme j’ai pu, j’ai fait le tour du parallélépipède en
béton qui nous servait d’église, histoire de vérifier si dehors aussi les
couleurs du vitrail s’échappaient vers le ciel, j’en ai profité pour engueuler
quelques copains qui jouaient à la pelote basque contre le mur (et parfois contre
le vitrail, c’est ça qui me donnait l’impression d’entendre résonner
anarchiquement les battements de mon cœur), et je suis partie m’asseoir sur les
marches du parvis. Entre parenthèses, je me fichais pas mal qu’ils fassent du
bruit. C’était juste un petit plaisir que je m’offrais. Les engueuler.
J’ai tout faux. Ce n’était pas vraiment la sortie de
la messe. Je m’étais sauvée bien avant la fin.
Sur les marches, je n’étais pas seule.
Il y avait une autre fille que je ne connaissais pas.
Méchamment belle, la fille. De longs cheveux noirs (qui me donnait envie de
haïr ma propre blondeur). Un visage de madone. Un sourire… mon dieu. Un jean
tout déchiqueté d’un côté. Ça, c’était marrant.
D’une ex-boîte de pastilles pour la gorge que j’avais
dans mon sac, j’ai sorti une cigarette d’herbe toute prête et j’en ai proposé
une à la fille. Elle a préféré prendre une gauloise dans un paquet tout
chiffonné qu’elle a extirpé de sa poche de chemise.
Nos fumées se sont mêlées tandis que nos regards
convergeaient vers un néant confus. Puis, sans nous concerter nous nous sommes
levées et, tandis que le jour déclinait, nous nous sommes enfoncées dans le
sous-bois. Nous avons marché pendant plus de deux heures, accordant nos pas au
rythme lent de notre conversation. Nous devisions avec enthousiasme, de tout,
de rien. De lecture, essentiellement, et de musique.
Elle ne connaissait pas Caravan.
Elle a dit, j’aimerais que nous soyons amies, je m’appelle Livia. Elle ajouta, afin de justifier ce prénom peu banal alors même que je ne demandais aucune explication, nous venons d’Italie.
C’est amusant, j’avais soudain oublié que j’étais
défoncée. Je n’étais plus hostile du tout. Je ne sais pas si ça existe, un coup
de foudre d’amitié. Peu importe. On pourrait dire que c’était ça qui nous
arrivait. Du coup, en m’adoptant, c’était comme si elle avait gagné le gros
lot. Un super cadeau.
Ceci est un extrait d’un texte beaucoup plus long sur lequel je travaille en ce moment. C’est pourquoi ça peut paraître un peu tiré par les cheveux par rapport à la consigne.