qui est Lulu ? (Poupoune)
- Lucette !
- Ludivine ?
- Nan…
- Lucie ?
- Non plus.
- Luce ?
- Nan…
- Ludovic !
- Ludovi… que ?
- Euh… ouais, s’tu veux.
- Non.
- Lucienne ?
- Eh ! C’est bon, c’est pas ma grand-mère non plus !
- Elle s’appelle Lucienne ta grand-mère ?
- Non pourquoi ?
- Ben j’sais pas, t’as dit…
- Lucifer !
- …
- Ben quoi ?
- Tu trouves que c’est un prénom d’fille, ça ?
- Parce qu’on cherche un prénom d’fille ?
- Putain Lucien t’es lourd !
Lucien,
il était nouveau dans le coin. Il avait l’air de plus ou moins
s’planquer suite à une sale affaire, mais il était pas très causant et
moi j’évitais d’me montrer trop demandant, sinon c’était des coups à
m’fourrer dans une histoire à la con, qui me ferait perdre du temps et
pas gagner un kopek. N’empêche, tout nouveau qu’il était, il s’était
très bien intégré chez Gégé et on aurait pu croire qu’il avait au moins
autant de bouteille que Norbert comme pilier de bar. Sauf qu’il était
lucide plus souvent. Et plus longtemps. Ce qui l’empêchait d’ailleurs
pas d’être con : des plombes qu’on jouait à « c’est quoi en vrai son
nom à Lulu » et lui qui nous sort du Ludovic et du Lucifer… Comme si
pouvait y avoir matière à douter de la féminité de ma ludci… dluci…
dulcinée. T’en foutrais du Lucifer !
- Ludmila !
- On a dit Lulu, pas Loulou…
- Merde… S’ça s’trouve, c’est un nom con comme la lune…
A
c’moment-la, y a eu comme une lueur d’intelligence dans l’œil de
Norbert, qu’on a tous bien cru qu’il allait même dire un truc, puis
non. Il a replongé le nez dans son verre. Y a des fois tu peux pas
lutter. Norbert, il avait perdu la bataille depuis belle lurette, mais
de temps en temps, comme ça, il avait un geste ou un mot qui rappelait
qu’il était pas encore tout-à-fait mort. Pour autant j’arrivais pas
vraiment à avoir pitié. Après tout, il avait au moins les moyens de se
torcher tous les jours copieusement et il avait toujours pas eu besoin
de mettre au clou sa montre de luxe. En plus je savais de source sûre
que Gégé lui faisait pas crédit, vu qu’il me l’avait dit, Gégé. Alors
bon, je gardais ma pitié pour des vrais types pittoresques. Pitoyables,
j’veux dire. Comme l’aut’con, là, par exemple. Celui qu’on appelait
juste l’aut’con. Lui, ouais, ça, pour faire pitié, il faisait pitié. Il
était convaincu qu’au lupanar on trouvait des podologues. C’qu’est pas
forcément exclu, mais lui croyait qu’y avait que ça… c’était pas une
lumière. En plus il était lunatique et un coup sur deux qu’y venait y
supportait pas qu’on se moque et ça finissait en baston. Enfin… en
empoignade de poivrots, quoi. Le pire qu’est arrivé un jour, c’est
Norbert qui s’est luxé l’épaule, mais c’était en voulant refaire son
lacet qui s’était défait pendant la bagarre alors je sais pas si ça
compte.
- Lucille !
Ah ! Gégé… lui y perdait jamais l’fil… S’il
avait pas cédé à cette lubie de sa Toinette qu’avait voulu un beau jour
devenir barmaid, il aurait pu être au moins… euh… un truc où faut d’la
suite dans les idées. Bon, en fait, y avait eu comme un genre de
malentendu, vu qu’en vrai elle voulait devenir mermaid, la Toinette. Du
coup on la voyait jamais trop par ici, sauf avec cet air lugubre et
hautain qu’elle s’efforçait d’arborer sitôt qu’elle franchissait le
seuil du bistrot. Mais l’Gégé, lui, il avait assumé la boulette
jusqu’au bout. Pour le plus grand bonheur des ivrognes du quartier.
- Eeeeeet nan ! Allez, ressers-nous, va, on rejouera une autre fois !
- Ah ben non, allez, dis-nous : c’est quoi son nom à ta Lulu ?
- Ben j’sais pas !
- Hein ?
- Ben j’en sais rien ! Elle a jamais voulu m’le dire !
- Tu déconnes ?
- Même pas.
- Ben alors comment tu sais qu’c’est pas Lucille ?
- Parce que j’y ai déjà demandé.
- Et Lucifer, tu y as d’mandé, pour Lucifer ?
- Ta gueule Lucien !
- Nan mais sans rire… ça fait des lustres que t’es avec elle et elle t’a jamais dit son nom ?
- Ben non.
On a levé nos verres et trinqué, en hochant gravement la tête, aux grands mystères de la vie.