Mémoire de sable (Anthom)
Mystérieuse dans ma rondeur imparfaite, rugueuse, gardant la marque du tour dont je suis née, je décline un camaïeu de roses qui trouvent leur écho dans le sable dont le bocal, là, derrière moi, sur l'étagère, est rempli.
Ma jumelle existe-t-elle encore? A-t-elle résisté aux nombreux déménagements qu'elle a vécus, dans les divers appartements de fonction sans âme qui se sont succédés? A-t-elle résisté aux errances de son propriétaire qui en avait fait, sans s'en douter, un symbole?
Après avoir fait l'objet d'une quête irraisonnée, par fidélité à ce symbole, justement, après avoir été enfin dénichée au milieu des épices odorantes d'un souk coloré, j'ai traversé une mer grise et triste, à l'unisson des pensées de la voyageuse, précieusement enveloppée de papier journal, bien calée entre poteries et roses des sables, au fond d'un couffin d'alfa. J'étais le signe qu'il était devenu réalité ce voyage tant désiré, incarné par ma jumelle, restée là-bas, sur un buffet de noyer luisant, recouverte d'une fine pellicule de poussière d'encens consumé. Il fallait toujours la manipuler avec d'infinies précautions, son propriétaire craignant toujours qu'on la lui casse, cette boule de terre brute, fragile, dans laquelle on piquait les batonnets d'encens compact, de la taille d'une cigarette et dont l'odeur musquée flottait encore dans l'appartement au petit matin.
A mon tour je fus l'objet des soins attentifs de ma propriétaire et je dessinais, de lieu en lieu, le tracé de sa vie, perpétuant d'abord le rituel de l'encens - mais il devint vite difficile de se procurer les petits batonnets si particuliers pour lesquels j'était modelée -, ravivant le souvenir de couleurs et de lumières qui éclairaient encore de façon fugitive les objets et les photos ramenés en même temps que moi.
Fidèlement conservée,objet fétiche, gardienne de la mémoire, je n'ai jamais été reléguée et je garde aujourd'hui bonne place entre les livres, sur l'étagère, au-dessus de la table de travail. Les roses n'ont pas pâli, les traces noircies au pourtour des orifices énigmatiques pour qui ne connaît pas l'usage auquel je suis destinée témoignent que j'ai - mais il y a si longtemps maintenant! - rempli mon office.