CHAINON MANQUANT (Jo Centrifuge)
Trois indiens Aguarunas ricanaient, accroupis à proximité de la toile camouflage d'où sortait une étrange conversation :
-Mais enfin, professeur, vous l'avez vu comme moi!
-Oh non, mais détendez-vous mon petit! Je vous assure : ça n'est qu'un vulgaire piaf!
Les deux scientifiques se débattaient pour sortir de la tente qui leur servait d'affût ce qui provoqua une nouvelle crise de fou rire chez les indiens. Le ventre douloureux et les larmes aux yeux ils vinrent extirper le professeur Banhart, et Vanessa, sa jeune assistante.
-Ces indiens sont adorables, énonça étrangement le professeur. Ils sont toujours joyeux et plein d'attention pour nous.
-C'est ça oui, répliqua Vanessa, vous n'avez pas encore compris qu'ils se foutent de nous?
Un des Aguarunas demanda : Tigwaï? Tigwaï? Le mutisme déconfit du professeur engendra une nouvelle explosion de rires.
-Bon ça suffit, dit-il visiblement vexé, moi j'ai envie d'une bonne mousse bien fraîche! Je rentre au village.
Sur la sente qui courait dans l’épaisse forêt amazonienne, Vanessa revint à la charge :
-Je ne vous comprend pas. Ce bec denté, ce ramage. Ce spécimen correspondait en tout point à la description qu’en font les Aguarunas. C’était bien un Tigwaï ! Le chaînon manquant entre les dinosaures et les oiseaux. C’est un découverte remarquable et…
-Vanessa, mon petit, bouclez la ! Si j'ai accepté de m'encombrer pour une semaine d'une petite thésarde c'est par égard à votre père. Je vous rappelle toutefois que je suis sur site depuis un mois et fort de ce cela je vous assure que cet animal n'existe pas.
-Mais prof…
-Je vais finir pas vous appeler Bernadette si vous vous entêtez à fantasmer sur le premier volatil venue. Je vous dit que ces récits d’oiseau fossile ne sont qu'un folklore local, vous m'en voyez navré! Profitez de ces quelques jours pour photographiez les papillons ou faire un peu de bronzette. Voilà!
Au village hommes, femmes, enfants et vieillards les accueillirent avec de grands éclats de rire:
-Vous avoir trouvé Tigwaï? Pffffffmouahahahaaaaaaaaaaaaahahahah!
Cette mascarade n'avait que trop duré se dit Vanessa hors d'elle. Elle entraîna par le bras le professeur jusque dans leur hutte.
-Maintenant vous allez me dire le fin mot de l'histoire! Je ne suis pas folle, cet oiseau je l'ai bien vu, tout comme vous. Alors quoi? Et pourquoi est-ce que toute l'ethnie Aguarunas doit se payer notre fiole à chaque fois qu'on leur passe devant.
-Croyez moi, mon petit, la recherche scientifique est parfois une tache bien amère et il y a des vérités qu'il vaut mieux taire...
-Non! Vous allez cracher votre pastille ou bien faut-il que j'explique à tout le monde universitaire vos méthodes incompréhensibles!
-Très bien. Je crois qu'il est temps que vous appreniez la vérité.
Il tendit la main pour se saisir de son ordinateur portable. Il l'alluma et montra à Vanessa le résultat d'un mois de travaux : de nombreuses photos de Tigwaïs, de rapports d'observation, un descriptif exhaustif, des estimations de peuplement, des propositions de classement, une nomenclature des échantillons de plumes récoltés, bref un travail scientifique des plus sérieux.
-Mais c'est merveilleux! murmura Vanessa. C'est une découverte fantastique... Oh mais je comprend. Ne vous en faite pas, jamais je ne revendiquerai quoi que ce soit sur votre découverte...
Le Professeur Banhart avait les larmes aux yeux et gémit :
-Non, vous ne comprenez rien, mon petit.
Il lança un lecteur multimédia et passa l'ordinateur à Vanessa avant de s'accroupir comme prostré dans un coin sombre de la hutte.
Dans chacune de ces vidéos on pouvait voir le Tigwaï évoluer naturellement dans son habitat naturel mais bien vite la situation dégénérait. Une vidéo figurait un Tigwaï qui culbutait ridiculement sur une branche en poussant de petits cris pitoyables. Une autre specimen sautillait tranquillement jusqu'à la gueule grande ouverte d'un boa blanc et jaune vif qui s'empressait de le gober dans un claquement de mâchoire. D'autres Tigwaïs plongeaient leur tête dans les pétales d'une orchidée et s'endormait sur cet oreiller, parfois pendant un temps si long qu'un prédateur arrivait tranquillement pour leur dévorer l'arrière-train. Vanessa crut défaillir à la vision d'un Tigwaï qui, prenant son élan pour s'envoler, allait s'écraser lamentablement contre un énorme tronc.
Elle repoussa avec dégoût l'ordinateur.
-Qu'est-ce que... Mais ils sont complètement...cons!
Le professeur se leva brusquement l'écume au lèvre :
-Le voilà votre chaînon manquant, votre survivant, votre merveille scientifique!
-...
-Le Twigaï est une anomalie, une insulte au règne animal! Même Darwin leur aurait donné des coups de pieds au derrière! Et vous voudriez que nous associons nos noms à « ça »? Merci bien, je pense avoir déjà bien assez diverti les Aguarunas...
-Je... Je suis désolée...
-Vanessa, mon petit, croyez-moi, si vous avez une quelconque ambition scientifique il vaut bien mieux laisser cette découverte à d'autres... Heureusement pour le monde, au rythme auquel ils se font bouffer, il ne restera bientôt plus que leurs fossiles pour nous rappeler leur misérable existence...