L'écharpe de la Vierge ( Papistache)
Papi Jean s’est noyé voici quatre ans. Il serait bien surpris de découvrir qu’une des petites histoires qu’il aimait raconter se sera finalement déposée au sein des défis du samedi, défis dont il n’eut jamais l’occasion de deviner l’existence, étant mort trop tôt, même si son rêve de gosse —passer l’an 2000 — lui fut accordé.
Dans la campagne vosgienne, entre les deux guerres, vivait une famille. Il devait en vivre quelques autres, Papi Jean ne nous entretint jamais que de celle-ci. Une famille d’autrefois : treize enfants. Papi Jean, lui-même était le douzième de sa famille, le tardillon.
Dans la maisonnée qui nous intéresse c’est également le tardillon qui intriguait. On vivait de la force de ses bras à cette époque, le père tonnelier, la mère fatiguée et les enfants à dure école : les filles occupées à mille tâches, les garçons en apprentissage, mais on s’aimait. Le soir, à la veillée, les langues s'agitaient. Le tardillon délirait. Il voyait de ces choses. On riait de lui, mais on l’aimait bien, il était vigoureux et ne laissait à personne sa part de travail.
Un matin, cependant, le père et la mère prirent une décision. On irait à Épinal. On irait voir le docteur des yeux. Cette fois, il était allé trop loin, le tardillon. La veille, le ciel était sombre, sombre comme jamais. Il pleuvait sur Remiremont. Un rayon du soleil déclinant avait troué le ciel et le gamin s’était mis à genoux en pointant le ciel du doigt. Il s’était extasié un bon gros quart d’heure, appelant sa mère, son père, ses frères et sœurs. « Comme c’est beau, on dirait l’écharpe de la Vierge à l’église du bourg » s’exclamait-il. « L’écharpe de la Vierge de l’Église ? Quelle imagination ! Une écharpe dans le ciel mouillé des Vosges? » se dirent ensemble parents et enfants.
Le docteur fit entrer la petite tribu. Tous étaient venus. Se rendre à Épinal était une fête. On allait en profiter, peut-être acheter un ruban ou des mouchoirs à carreaux... Le docteur examina l’enfant, interrogea, examina le père, la mère et les aînés, rendit son verdict : sur les quinze membres de la famille, quatorze étaient daltoniens, le dernier, seul, avait échappé à l’anomalie congénitale.