Why don’t we do it in the road ? (Joe Krapov)
Ce samedi-là, j’avais pris le bus n° 11 à 13 h 38 et je fredonnais « One after 909 » de l’album « Let it be » des regrettés Beatles. Le bus qui me mène au centre de la bonne ville de 35000 Rennes dessert, sur toute sa longueur, 38 stations aux noms plus ou moins poétiques : Petit pré, Trois marches, Vallée, Liberté, Place de Bretagne. Je suis descendu à Champs libres pour me rendre à la bibliothèque du même nom. J’ai fait quinze pas sur le boulevard Magenta, j’ai tourné à gauche et 50 mètres plus loin je suis entré dans le bâtiment en forme de pyramide renversée imaginé par M. Tatin de Portzamparc.
A Rennes, nous n’avons pas de pétrole mais nous avons du RFID. La restitution des six documents que j’avais empruntés est donc effectuée par une seule personne, en l’occurrence moi-même, sur une des deux plates-formes qui utilisent l’identification par radiofréquence. C’est nouveau, ça vient de sortir. Bientôt nous-mêmes serons équipés d’une puce identique et cela permettra au Système central de savoir toujours où nous sommes, alors que la question serait plutôt de savoir où il se croit, lui, le Système central.
Après avoir déposé délicatement mes livres, disques et dévédés dans une des six poubelles ad hoc, je me suis dirigé vers l’ascenseur. En effet les dévédés sont installés au cinquième étage et si j’ai le droit d’en emprunter deux, je n’ai pas toujours l’énergie suffisante pour « ne pas oublier de grimper là-haut » : ce n’est pas Rio et cinq étages ce n’est pas rien. J’ai donc attendu sagement en fredonnant « When i’m sixty four » que la flèche lumineuse cesse de clignoter, qu’un 0 s’affiche à sa place et que « Shazam ! » la cabine s’immobilise et les portes s’ouvrent.
Trois personnes sont sorties et je suis entré, seul. J’étais en train d’appuyer sur le bouton n° 5 quand une jeune femme blonde s’est infiltrée entre les portes coulissantes pour me rejoindre dans l’habitacle.
Comment vous dire la sensation de stupeur qui s’empara de moi à ce moment ? Qu’eussiez-vous ressenti vous-même, à ma place ? Le visage poupin, angélique de la jolie dame blonde, je venais de le voir un instant plus tôt encore sur la pochette du DVD « Troublez-moi ce soir » que je venais de restituer. Je zyeutai de plus belle : c’était bien Marilyn Monroe qui était là ! Le plus surprenant était qu’elle me regardait tout aussi effarée, comme si j’étais moi-même devenu d’un seul coup Yves Montand ou John Fitzgerald Kennedy !
Je restai silencieux, sifflotant tout juste « Eight days a week » pour me donner une contenance. Je n’osai même pas lui demander si elle voulait que j’appuie sur le bouton 3 ou 4. D’ailleurs, nous étions déjà presque rendus au 3e quand soudain, histoire d’ajouter un grain de piment à ce récit qui n’en manque pourtant pas, la cabine stoppa brutalement et le noir se fit.
Nous attendîmes un moment en silence, comme sur les bords d’un lac d’Irlande, que la cabine aux parois de laque qui déconnait redémarrât. Mais « Kill que nenni ! », comme on dit dans les pubs de Dublin ! Cela devenait gênant. C’était peut-être la fin du monde. Nous serions alors le dernier couple sur la Terre et soudain, au moment où nous ne nous y attendrions plus, quelqu’un frapperait à la porte, comme dans une nouvelle de Charlie Brown, ou un auteur avec un nom comme ça.
Je dois dire que jamais je ne connus de ma vie silence plus gênant. Je me rappelai un sketch de Pierre Desproges à propos d’ascenseur, lui aussi. Au bout de deux ou trois minutes qui me parurent plus longues que sept ans de réflexion, j’allais appuyer sur tous les boutons pour déclencher un signal d’alarme, appeler, nous manifester quand la célébrissime blonde platine balbutia la première :
- Excusez-moi… Je sais que je vais vous demander quelque chose d’inattendu mais c’est cela ou trépigner et crier. Je suis sujette à des crises d’a…1 et dans des circonstances e…2 j’ai besoin qu’on me … Comment vous dire cela… Accepteriez-vous de me b…3
Quoi ? Moi ? B…4 Marilyn Monroe dans un ascenseur en panne ? Jamais je n’eusse imaginé cela même en rêve ! Elle vint se blottir dans mes bras et je lui caressai le dos. Elle sentait bon, elle avait des rondeurs intéressantes et je regrettai bientôt qu’elle portât autant de tissu par-dessus son Chanel n° 5. D’un seul coup elle é…5. Je sortis le plus élégamment possible ma b…6 de mon p… 7 et lui tendis l’objet afin qu’elle se m…8 avec. Elle le fit lentement, délicatement.
- Excusez-moi. Je suis très e…9
- Reprenons, voulez-vous ? J’ai l’impression que ça vous fait du bien.
- Oui. Vos mains sont très douces, très réconfortantes. Ca me calme bien. Vous pourriez me chanter quelque chose en même temps ?
Qu’est-ce qu’on peut bien chanter en b…10 Marilyn Monroe ? Quand même pas « Mélanie » de Georges Brassens ! Quoique… Brassens ? La situation me rappelait sa chanson « L’orage ». Je lui fredonnai donc, tout en pratiquant mes massages, la chanson du grand Georges à propos du petit Benjamin Franklin qui était un gars du tonnerre. Après cette première accalmie elle se remit à s’agiter et cette fois, au finale, c’est moi qui é…11
- Je crois que j’ai attrapé vos m…12 ! lui-dis-je un peu piteux.
A ce moment-là la lumière revint et l’ascenseur reprit sa montée. Nous nous rajustâmes, un peu gênés, et atteignîmes le cinquième étage. Les portes s’ouvrirent, je la laissai passer la première. Sur le palier, elle se tourna vers moi et me dit :
- Je vous remercie beaucoup, monsieur Depp. Vous avez été très bien, Johnny !
- Mais vous aussi, Miss Marilyn, répondis-je. Seulement… Je ne m’appelle pas Depp !
- Comment ? Vous n’êtes pas Johnny Depp ?
- Je suis désolé. Je m’appelle Joe Krapov. Ma carte de bibliothèque qui porte le n° 10501050 peut en faire foi !
A peine avais-je prononcé cette ineptie qu’il se passa quelque chose d’étonnant. Elle se métamorphosa proprement sous mes yeux et me regarda avec des yeux comme dessillés. Elle était devenue une lectrice des Champs libres, encore séduisante certes comme toutes les Rennaises , mais ce n’était plus Marilyn Monroe, donc c’était différent.
- Je ne suis pas Marilyn Monroe non plus. Je crois que je faisais une expérience pour un atelier d’écriture. Il fallait que je raconte ma rencontre avec une célébrité.
- C’est drôle ! Moi je devais raconter une panne de courant pour le Défi du samedi !
Je m’enhardis d’un seul coup.
- Nous pourrions peut-être nous revoir, ne serait-ce que pour écrire ensemble ou échanger sur les consignes… Entre écrivants…
- Je ne crois pas que ça va être possible. D’abord, on ne se mélange pas à Rennes, même si on agit dans le même secteur. Et puis… ça va bientôt sonner.
- Qu’est-ce qui va sonner ? Les Champs libres ? Mais il n’est que 14 h 15 !
- Non. Le réveil. Le réveil de Tiniak !
***
Au moment où le réveil a sonné, j’ai regretté d’avoir accepté ce voyage. A vrai dire, je n’ai pas accepté ce voyage au pays des rêves du Doctor Robert Tiniak dit aussi « The Fool on the hill ». C’est lui qui a rêvé de moi, m’a réinventé et j’ai comme ça un ou plusieurs avatars sur Internet qui font n’importe quoi dans trois ateliers d’écriture différents et dans la tête d’internautes plus ou moins inconnus. La semaine dernière j’étais un lampadaire se lamentant contre des clébards à la patte légère. Hier j’étais petit mitron vantant les possibilités érotiques du petit boudoir de Mademoiselle puis tout de suite après, Sancho Pança Enthoven, philosophe musicien. J’ai voyagé de Jersey aux îles grecques, je suis Néron parfois, vampire, détective privé et, dans les ascenseurs, je termine ma course dans le pays des rêves d’un autre avatar qui habite dans un sous-marin jaune sous les combles et m’imagine en Alexandre le bienheureux marié à Romy Schneider. Pourquoi dirais-je non à cette vie en Fantaisie qui me ravit ? Quand Tiniak se fait une sieste Kaléïdoplumiennes il m’envoie fricoter avec des créatures de cinéma au milieu de chansons des Beatles alors que les Champs libres, d’habitude, c’est plutôt « Repères contemporains » et « Ethnologie des bagadou expliquée aux bobos par une célébrité parisienne ayant reçu la bénédiction d’Ouest-France». Je vis une chouette vie, non ?
Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il a censuré au réveil les mots dont la liste suit :
1 angoisse
2 exceptionnelles
3 berce
4 bercer
5 éternua
6 boîte de mouchoirs
7 porte-documents
8 mouchât
9 enrhumée
10 berçant
11 éternuai
12 manières
Je serais lui, j’irais sans tarder demander une consultation à Zigmund Freud. Même à la bougie, ce devrait être éclairant !