Mais pourquoi je me rénerve les nerfs, encore ? Je (r)sey pas ! (Joe Krapov )
Au moment où le réveil a sonné, j’ai regretté d’avoir accepté ce voyage que nous venions de faire. Il allait falloir reprendre le collier, regagner ma cage, côtoyer les apôtres du fonctionnalisme, retrouver la caste des reclus rationnels, ces locuteurs intarissables aux yeux comme grillagés en forme de fichiers Excel, sourds au chant et insensibles aux couleurs, les « ceusses qui travaillent plus pour avoir le plaisir de gagner plus ». Leur temps est trop précieux pour qu’on risque de les voir traîner par ici afin d’y lire ce type de récits qui venait d’emplir mes rêves :
« Houlà,
les pieds ! Le ciel est resté couvert toute la matinée. Réticent comme moi
ce matin à tâter du eggs and bacon. Pain, beurre, confiture, croissant,
pamplemousse, café et jus d’orange ont suffi à mon bonheur. Et puis en
route ! Nous sommes allés faire le plein de Figolu Crawfords au magasin
Spar puis avons acheté des sandwiches et des pommes Pink lady, mes préférées,
aux halles centrales. Ensuite direction l’Esplanade et long périple tout plat
sur la jetée sous le ciel blanc vers Saint-Aubin (3 miles) au bout de la baie.
A la sortie de ce village la petite route monte vers des hauteurs boisées.
Marina commence à peiner à cause des ampoules attrapées hier. De mon côté je me
fais « alpaguer » par une mamy anglaise à l’air
« shocking » qui me trouve « very special » parce que je
photographie les noms des maisons et les heurtoirs de portes.
-
Pourquoi vous faites ça ?
- Parce
que je suis Joe Krapov, old rouspéting lady ! Je photographie tout ce qui
ne bouge pas !
Parfois
il y a des exceptions, comme cet écureuil et ce faisan sur la route de
Noirmont. Après avoir croisé le chemin de Belcroute (non ce n’est pas encore
l’heure de casser la) nous empruntons le chemin de randonnée qui mène à la
pointe. Nous l’empruntons mais nous vous le rendrons, amis Jersiais ! Au
mémorial de la guerre 39-45 nous jugeons la vue sur la baie de Portelet
suffisamment agréable pour ne pas nous engager sur la petite boucle
initialement prévue. Tant pis, nous ne verrons pas du coup la tour et la tombe
de Janvrin. Nous retournons par le chemin de Noirmont, tournons dans Portelet
Lane, le chemin du Portelet et le mont du Quaisné. Quelques gouttes de pluie
nous accompagnent mais elles ne dureront pas, c’est juste du pipi de cat !
Nous arrivons à la Ouaisne Bay et nous pique-niquons là en compagnie d’un
goéland effronté qui lorgne sur nos casse-croûtes. (J’aime bien les mots comme
casse-croûte dont le pluriel est mystérieux. Et c’est toujours un réel plaisir
que d’aller déposer un soutien-gorge
dans le moteur de M. Google pour voir ce qu’il a sous le bonnet !).
A la
remise en route, la plage reste jolie avec ses couleurs de mer verte, de ciel
gris, ses mouettes pataugeantes, son canard de mer et son bateau jaune. Puis
nous montons au cimetière marin. De là nouvelle escalade forestière vers le
belvédère au-dessus de la baie de Beauport. C’est ici que Miss Ampoule jette
l’éponge ! Il faut qu’elle s’allonge sur l’herbe, mette les pattes en
l’air et elle demande à retourner sur la route B45 pour choper un bus et
revenir à la case départ sans toucher 20 000 £. Ca va pas la tête ? Je la
menace de publier la photo de ses jambes sur Internet si elle ne change pas de
discours et, superbement généreux bien que non natif du signe du lion, je lui
accorde dix minutes de repos pendant lesquelles je m’esbigne pour photographier
la baie de Beauport.
Finalement
remise sur pied après cette partie de jambes en l’air [sic] Marina décide de
poursuivre la route jusqu’au cromlech invisible puis jusqu’à la moche prison de
l’île, bien moins hospitalière que le Norfolk lodge Hotel où nous séjournons
depuis jeudi. Bien lui en a pris, elle souffre moins des pieds, ma belle
plante ! Plus loin le sentier redevient côtier tout du long et surplombe
de belles falaises mi-irlandaises, mi écossaises et mi-bretonnes car tapissées
de genêts (ou d’ajoncs, je ne sais jamais lesquels piquent !). Quand nous
arrivons au phare de Corbière, le soleil se lève enfin, le ciel se dégage et la
récompense est là : nous achetons une glace à la cerise noire (black
cherry) pour elle et une à la noix de
coco (coconut but with a curious saveur of fruits de la passion !) pour
moi. « Beware of the seagulls ! » nous conseille le marchand qui
ne fera jamais fortune puisque ces deux glaces ne nous coûtent que 2,80 £.
« Les mouettes ! » Ah bon ? Elles attaquent en piqué comme
celle de Gaston et vous piquent le cornet ou bien elles déposent un gateau sur
la cerise ?
Courageusement,
malgré la présence toute proche d’un arrêt de bus,
Epouse-courageuse-qui-marche-sur-des idées-géniales-de-bandes-dessinées
m’accompagne sur la Corbière walk. Sur le tracé de l’ancienne voie de chemin de
fer vers Saint-Aubin il y a maintenant un joli chemin de terre bordé de pins et
écrasé de soleil revigorant.
Nous
n’irons cependant pas jusqu’au bout. Après avoir longé un terrain de golf et
croisé d’étranges fleurs oranges, nous bifurquons après le Clos des sables,
prenons la petite rue des Mielles et revenons à Red Houses où nous trouvons un
arrêt de bus. 8 minutes après, le véhicule bleu stoppe à notre hauteur. Pour
trois livres en liquide, le chauffeur nous ramène à Saint-Hélier. Il n’a pas
l’air bourré comme ça mais il l’est : il roule complètement à gauche tout
au long du trajet, ce fou ! Heureusement, en face, les autres ont bu aussi
et font pareil ! Ca fait peur, quand même !
Il nous
dépose devant la Frégate, nous rentrons nous écrouler et nous doucher à l’hôtel.
Le soir à la pizzeria « Express », dans une ambiance « sortie en
famille du samedi soir » je me régale d’une Four seasons en hommage à
Antonio Vivaldi qui fut longtemps mon compositeur préféré avant que je ne
devienne fan invertébré de la plus baroque encore Iowagirl. Bien que cela ne
soit pas très diététique, je goûte à une Péroni Gran riserva, une bière
italienne qui ressemble un peu à la Leffe et que je recommande à Walrus pour
patienter pendant les pauses trilili de Madame ! Attention, les
gourmand(e)s ! On ne sert pas de desserts dans les restaurants de Jersey
le soir ! Même aux gens qui ont marché 22 kilomètres !»
Voilà ! Quand le radio-réveil a sonné, il m’a tiré de mon paradis perdu (lost paradise !) et de mes vannes à deux balles pour me faire entendre la dernière saillie de M. Heurtefoi. Hélas pour moi, il fallait que je retourne dans la réalité, chez M. Hajtyla et chez Mme Yonyon, avec, pour résister toute une sainte journée, le seul soutien solidaire de Stella Monétoile, ma voisine hypotendue chez qui je vais prendre ma pause-pomme.
Madame Yonyon ! C’est l’exemple type de ce que je dénonçais gentiment au début ! Elle le sait bien pourtant que je suis un fou de Venise ! Il y a des calendriers pleins de gondoles partout sur les murs de mon bureau ! Eh bien pensez-vous qu’elle aurait pris ne serait ce que trente secondes de son temps pour me raconter son séjour de cette année au carnaval de la cité des doges ? Que Tarchinenni, comme on dit chez Exbrayat !
Et Brice Heurtefoi ! C’est peut-être un homme exquis dans le privé bien que, je le vois d’ici, certains étrangers sans papiers parmi vous me semblent en douter. Lui, tout ce qu’il trouve à me dire ce matin c’est qu’il songe à repousser plus loin encore l’âge du départ à la retraite !
M’enfin Marina, explique moi ! Moi, Joe Krapov, je ne comprends pas tout ! Pour combler le déficit de l’Etat et le trou de la Sécu, on ne pourrait pas plutôt mieux partager les richesses, piocher dans les milliards à Total ou dans ceux de Carcopino qui rachète les palais de Venise pour y exposer ses croûtes ? Ils en font quoi, à part ça, de leur pognon, tous ceux qui en ont ? Tu dis ? Ils le planquent ! Où ça, que je fasse un casse ! Dans des paradis fiscaux ? Mais où ça donc ? Quoi ? A Jersey ?
Waooh ! A Jersey !
OK, je n’ai rien dit, rien écrit.