Voyage sur la frande / Carnet 57- dGH (Caro_Carito)
15 VI 2742 Les
minuscules points blancs qui semblent s’écraser sur la vitre avant me font
penser à de la neige. Le ciel a la densité d’une encre de chine. Enfin, c’est ce
qu’avançait au début du millénaire Tokhen Shi. Je n’ai jamais rien vu
d’approchant et les rares vestiges des œuvres au pinceau du Maître sont enfermés
dans un bunker à plusieurs mètres sous la croûte terrestre. Bientôt, le vaisseau
retrouvera une vitesse moins inhumaine. J’échapperai pour deux rotations à la
surveillance ténue des awacs de l’espace et je m’envolerai au-delà de la Frange.
Tout est programmé. 16
VI 2742 Je
remplis le dernier questionnaire pour signaler ma position. Le consortium
stellaire aime savoir où chacun de ses membres se trouve. Pour notre bien. Je
regarde en utilisant un plus fort grossissement les planètes de l’archipel des
Cyclopes. Elles ont gardé cette douce variété de bleu qui se nuance de reflets
camaïeu. L’eau. Empoisonnée mais omniprésente sur sa surface. Dans deux minutes,
mon petit robot Souznic sera éjecté et enverra à intervalles réguliers les
rapports nécessaires pour ma quiétude et mon éloignement temporaire. J’ai un
petit pincement au cœur. Rester là. Là où mon odyssée personnelle a démarré et
où Xilos Népomucène, humble citizien du consortium céleste a cédé la place à
Xilos le baroudeur stellaire. Je
viens de dire au revoir à Souz nik. Je sais c’est puéril, il n’est qu’un
assemblage de circuits et de matières dérivés mais c’est le plus avancé de mes
droïdes. Je l’envierai presque ; plusieurs semaines à contempler les
éruptions gazeuses qui maculent la planète d’éclats mordorés. Et pénétrer le
regard plus avant sous l’épaisse d’écorce de quartz et de granit avec les yeux
de sa sonde. Ca me rappelle la première fois où j’ai débarqué ici ; j’ai
conservé mes croquis de l’époque. Je travaillais au fusain sur de gros blocs
notes que j’avais troqué contre une bouteille d’aguardiente à l’avant poste de
Guarzar, à quelques mille-lumières d’ici. 17
VI 2742 Le
vaisseau a passé le point de non retour. Ici règne l’ombre absolu. Je ne crois
pas qu’une peinture puisse retranscrire cette noirceur inhumaine. Pas un souffle
de vie. Un règne minéral. Il est temps de faire un petite somme d’une heure ou
deux. La Frange n’est pas loin. Je
me suis réveillé en sueur. Pourtant la clim n’a pas bougé d’un iota. C’est
toujours comme ça, chaque fois que je travers la frontière intangible de la
civilisation, le souvenir de ma première errance revient en force. J’étais
jeune. Excité comme un jeune chiot et inconscient. J’avais pris ce poste risqué
d’ingénieur dans les limites du monde ordonné. Et puis, trop loin de Guarzar,
j’avais eu une panne. J’avais sondé les mondes environnants et il était clair
qu’il me fallait trouver secours au-delà de la Frange. J’avais de quoi faire un
aller retour en étant sûr d’atteindre une ville, enfin une ville… Quelque chose
où s’agglutinaient mercenaires et rejetons d’indésirables, chassés quelques
décennies auparavant du consortium céleste. La peur m’avait collé aux basques
jusqu’à ce je revienne sain et sauf, les pièces défaillantes remplacés par des
neuves. Mais
j’avais pris le goût du voyage et de l’inconnu. J’y étais retourné dès que
possible sans plus chercher de prétexte. 18
VI 2742 Voilà.
J’ai laissé derrière moi les météorites de la Frange. Une forte luminosité
m’aveugle presque. Dans quelques heures, je retrouverai la première planète
sauvage habitée. Je regarderai les deux soleils s’écraser sur la ville haute et
le fleuve avant de m’égarer dans un bouge souterrain pour y nocer avec
méthode. C’est
drôle avec ma gueule abimée par l’âge et les voyages, je suis plus chez moi ici,
parmi tous ces fracassés que sur ma Terra de naissance. Là-bas, tout est si
propre est verdoyant, chacun transite sur une trajectoire de perfection, l’âme
et le corps retouchés depuis l’enfance. Je suis un lépreux parmi les miens,
nostalgique de planètes mortes et de villes bétonnées et
métallisées. Terra,
calibrée et miraculeuse, recouverte de prés et lacs translucides. Pas un bruit
trop haut, pas un geste démesuré. Je suffoque, ma Terra, dans ton oxygène
purifié et mon cerveau suinte l’ennui. Je
regarde une dernière fois mon visage sur lesquels se sont incrustées les
émotions charriée pandant mes voyages avant de contempler la ville blanche, son
fog épais et l’étendue liquide qui la ceint. Déjà le ballet désordonné du trafic
s’épaissit en un nuage de moustiques d’acier. Vrombissant.
Sautillant. Juste
avant d’amorcer la descente, j’hume l’air saturé et épais comme un cadeau de
bienvenue.