Journal d'une blogueuse en terre du Perche : mai 2008 (Asphodèle)
Nous
avions convenu d’un rendez-vous, ici, entre les murs de la maison
jaune. Elle était arrivée à l’heure dite, un peu inquiète. J’étais
intimidé. Nous nous étions connus par la grâce des blogues. Une amie de
blogue : belle écriture, racée, tendue, joli vibrato.
C’était l’an dernier, à peu près à cette époque. Un peu plus tôt. A peine.
Mamoune
avait sorti les jolis verres. On avait parlé longtemps autour de la
cheminée froide — en mai, évidemment—. Elle portait un joli prénom qui
m’évoqua l’orient, des yeux de biche ; toutefois, j’avais voulu
continuer à la désigner par son pseudo de blogueuse : Asphodèle. Il lui
allait bien.
Le lendemain matin, j’avais la tête un peu lourde, je
m’étais couché tard, je lui avais proposé d’aller acheter les
croissants. Mamoune et moi l’avons attendue en vain. Elle n’est pas
revenue. Son blogue est resté muet. Elle n’a plus jamais déposé le
moindre commentaire sur le mien. Asphodèle s’est mystérieusement
évaporée.
C’est
Jean-François, de la compagnie des Eaux qui m’a remis ce carnet rongé
de moisissures. Je connais bien Jean-François, je faisais du vélo avec
son père : il me coiffait toujours au sommet de la côte du Liberot, un
fameux grimpeur. Jean-François n’est pas tenu de soulever la plaque qui
protège le compteur :
— Laissez, Papi, me dit-il à chaque fois. J’ai
l’habitude. Et il soulève délicatement la lourde dalle de ciment,
relève la consommation d’eau au compteur et me salue en claquant les
doigts. Son père faisait ça aussi.
— Tiens, qu’est-ce que c’est ? a-t-il lâché lundi en ouvrant le citerneau.
Il
m’a tendu le carnet broché gonflé d’humidité. J’ai reconnu l’écriture,
nous avions échangé quelques lettres via la poste : Asphodèle. Elle
avait dû poser l’objet sur le muret, un coup de vent ou le passage d’un
chat l’aura précipité au fond du trou : la dalle joint mal par endroits.
Certaines pages sont illisibles. Les dernières sont vierges. Je vais tenter de recopier au propre les moins abimées, ce sera ma participation au défi lancé par Valérie : Le récit du voyage d'Asphodèle la blogueuse en terre percheronne, en mai 2008.
Lundi 22 mai 2008
6 h 35 : Le jour est levé. Papistache et Mamoune dorment encore. Je suis sous le charme. Je pensais bien qu’il n’était pas devant son écran pour son billet de 6 h 01. Il triche. Il poste son billet la veille au soir. Coquetterie de vieillard. J’ai relu mes notes d’hier soir quand je décris mes impressions. La nuit n’a pas modifié mon sentiment.
7 h 12 : Mamoune est venue frapper à la porte de la chambre rose. Son époux est fatigué. Elle me propose d’aller acheter le pain et les croissants pour que nous déjeunions ensemble. Je n’ose accepter. Quel honneur ! Elle me griffonne un plan “... pour éviter que tu ne te perdes...”. Je refuse le billet qu’elle me glisse entre les doigts. Elle insiste. Je cède.
8 h 59 : Je quitte à l’instant l’angle que forme la rue Léon avec celle des Docteurs Piqûre. Il faut que je note pour ne pas oublier. Un choc. Au milieu de la route, un blason de fonte. Je l’ai dessiné du mieux que j’ai pu. Une évidence s’est faite. Ce blason, c’est lui qui l’a posé là, jadis. Je l’ai débarrassé des cailloux qui obstruaient le relief de dessin. De ma lime à ongles, j’ai ôté le goudron qui s’était infiltré dans les rainures fines. Une voiture vert improbable a failli me renverser quand, à quatre pattes, je recopiais la devise en lettres majuscules. Le chauffeur m’a indiqué la direction du ciel de son majeur tendu. Il était serein, bleu, exempt de nuages. Je me dépêche.
9 h 36 : J’achève de dessiner ce coquelicot qui a poussé au pied d’un mur de silex, exposé plein sud. Dans la rue, nulle autre végétation que ce coquelicot à la tige grêle. Le Papistache, à chacun de ses passages ne peut manquer d’en suivre la croissance. Si l’espèce n’était pas déjà répertoriée, je l’aurais baptisée papistachlicot. Mamoune a noté un point de vue exceptionnel sur son plan. Je vais m’y rendre.
11 h 12 : Quelle émotion ! Ni Klee, ni Kandinsky, jamais, n’auraient rêvé plus belle composition. Le buveur de thé en jouit tous les jours. Mon croquis est immonde, tant pis, la beauté du lieu me trouble.
12 h 29 : Au carrefour, je n’ai pas hésité. Le grand disque barré de blanc me sert de guide. Merci Mamoune. Je grave mon cerveau de tous les repères que je prends pour mon retour.
13 h 44 : Dans la rue déserte, un étrange animal m’est apparu. Sans les longs poils ondoyants on aurait pu penser à un chat. A mon approche, il s’est glissé sous une voiture en stationnement ornée d’une représentation stylisée de lion se cabrant fièrement. Se pourrait-il que Papistache caresse la bête lors des courses matutinales* (* je lui emprunte son mot fétiche).
J’ai tenté d’amadouer l’esprit sauvage de la petite bête. J’ai éc houé. Le soleil a tourné et a éclairé le bitume sous la voiture ; j’ai constaté que l’esprit s’était enfui. Je me dépêche.
15 h 01 : Une trouvaille. Dans le caniveau, à côté de petits cylindres fibreux couverts de papier jaunâtre, trois ballons de baudruche dégonflés, noués d’une même ficelle à rôti blanche. Vestiges d’une fête anniversaire. Papistache aurait su tirer un conte de la présence de ces reliques abandonnées. Je lui en lui offrirai le dessin. Il y puisera matière à un billet dont il a le secret.
16 h 45 : J’ai un peu tourné en rond. Mamoune m’indique deux boulangeries. Elle a oublié de me dire derrière quel comptoir officiait Mme Patapin. Finalement, j’ai opté pour la plus lointaine, puis me suis ravisée, me suis dirigée vers l’autre, ai regretté, suis revenue sur mes pas, me suis assise sur une marche d’immeuble, ai attendu un signe. C’est une tourterelle qui m’a décidée. Je l’ai suivie.
16 h 59 : Le véhicule du boulanger est rangé dans la rue. J’approche du lieu saint. Je griffonne son enseigne. Ma main tremble.
18 h 01 : Je m’amuse de la coïncidence. 18 h 01 ! Le billet de Papistache est paru depuis douze heures et je ne l’ai pas encore lu. J’avise un troquet : peut-être a-t-il un accès internet ? Je traverse la rue.
19 h 27 : Je sors du cyber café que le patron du troquet a bien voulu m’indiquer. Il était à l’autre bout de la ville. J’ai mal aux pieds. Quel billet ! Papistache s’est surpassé. Ma visite a dû le dynamiser hier soir. Je dois arriver à la boulangerie avant l’heure de fermeture. Pourvu que je ne m’égare pas dans le dédale des rues désertes.
20 h 01 : La boulangerie était bien ouverte. Hélas, il n’y a qu’en province qu’on voit des échoppes aussi désespérément dépouillées, plus une viennoiserie, plus une miette de pain. Mme Patapin me déçoit un peu. Elle est boudinée dans son tablier, pâle et semble bien fatiguée.
22 h 38 : J’ai fait tous les magasins du bourg et n’ai pas trouvé une demi-baguette à rapporter. Je suis mortifiée. Comment vais-je être reçue ?
23 h 17 : La lumière vient de s’éteindre derrière les volets clos de la maison jaune. Ils ont cessé de m’attendre. La lune jette une ombre lourde de sens sur le sol de la rue Léon. Je la reporte vivement sur une page blanche. Je vais déposer, en guise d’adieu, mon carnet et le billet de vingt euros sur le muret — la fente de la boîte aux lettres est trop étroite —Papistache les découvrira, il comprendra que je ne pouvais dignement me présenter à ses yeux. Quand il m’aura pardonné, il me fera signe.
Asphodèle, je vous en prie, revenez. J’ai acheté une machine à pain !