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Le défi du samedi
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20 mai 2009

Mireille Icks (Stipe)

Chère Madame,

Je suis au regret d'apprendre le décès de Mireille. Ma peine est celle d'un homme qui a perdu une amie d'enfance. Toutefois, cette peine est toute relative au regard de la joie qui est mienne, moi qui ai survécu.

Tout cela a commencé dans les années 30.

Nous étions une bande de seize amis dans l'âge de l'adolescence. Une bande de copains comme il en existait dans les villages de campagne à l'époque. Nous avions fait notre scolarité ensemble et nous passions nos jeux ensemble.

Certains étaient encore aux études, d'autres travaillaient qui aux champs, qui à l'usine.

Un dimanche d'automne, nous avons joué à cache-cache.

Toute la journée à nous courir après, à user d'ingéniosité pour finalement toujours se planquer derrière les mêmes murets, sous les mêmes automobiles, dans les mêmes étables.

Le village entier était notre terrain de jeu.

Le premier qui était découvert devait à son tour trouver les autres.

Ainsi le jeu n'en finissait jamais, nul vainqueur ne remportait la partie.

Et pourtant…

Le soir, nos parents eurent les pires difficultés à battre le rappel. Nous étions tellement pris par le jeu qu'aucun de nous ne voulait sortir de sa cachette. Bon gré mal gré, nous dûmes nous résoudre à abandonner nos positions, le temps d'aller prendre sa soupe et sa trempe. La partie fut interrompue, mais pas terminée.

Le lendemain, la vie de semaine reprit son cours : les fils de pharmaciens à l'école, les fils de pas-grand-chose au travail.

C'était Blaise le dernier à s'y coller, aussi lorsqu'il eut terminé sa journée il reprit le jeu là où on l'avait laissé la veille. Il me trouva, j'avais pourtant pris soin de contourner la grand place pour rentrer chez moi.

Malgré l'heure tardive à laquelle j'étais enfin rentré à la maison, je n'avais pu trouver personne d'autre. Le ceinturon de mon père, lui, trouva mes reins sans problèmes.

Les jours suivants commencèrent à nous forger une habitude. Dès lors que nous étions plus ou moins disponibles, sans même avoir à se concerter, nous nous cherchions à tour de rôle. Bien sûr, nous attendions d'être en dehors de notre lieu d'occupation ou de notre chez nous pour être découverts.

Aussi, certaines soirées prirent des tournures dramatiques pour certains d'entre nous qui ne voulaient pas rentrer chez eux tant qu'ils étaient cachés, ou au contraire tant qu'ils ne s'étaient pas débarrassés du fardeau de celui-qui-s-y-colle.

Nos parents commencèrent à nous prendre pour des délinquants, des traîne-le-soir.

Après trois mois de ce jeu sans fin, Anselme mourut sous les coups de son père qui lui-même mourut quelques temps plus tard sous les coups de son verre.

Le jeu marqua la pause, jusqu'à ce qu'après plusieurs semaines Yolande me trouve à la rivière en train de pêcher au bouchon. Le jeu avait donc repris…

Les mois défilèrent, les années. Avec irrégularité, nous nous retrouvions cherchés ou chercheur. Le jeu se corsa lorsqu'à tour de rôle nous nous mariâmes, eûmes des enfants, changeâmes de village. Je suis resté deux ans sans qu'on me trouve, sans vraiment que je me cache. Mais toujours dans la crainte de rencontrer un camarade. P'tit Louis dut se séparer de sa femme qui ne supporta pas qu'il parte tous les soirs à la recherche de ses amis dispersés.

La guerre nous retira quatre joueurs. On se cachait peut-être, mais on n'était pas des planqués. C'est aussi comme ça que nous apprîmes que Simon était juif.

Notre jeu aussi signa l'armistice.

Que l'on croyait…

Cinq ans plus tard, nous enterrions Mimile qui avait écrasé son camion contre un arbre. Au moment de nous séparer, Line nous déclara "C'était à mon tour. Je compte jusqu'à cent…"

Nous nous séparâmes rapidement et sans un mot. Le jeu avait donc repris…

Impossible de vous dire combien de fois j'ai été trouvé, combien de fois j'ai déménagé, combien de fois je suis sorti par la fenêtre des toilettes du bistrot parce qu' une voiture me semblait suspecte sur le trottoir…

Le jeu nous avait bouffés.

Martine se suicida en 67. Henri sombra dans l'alcoolisme et mourut dans son vin en 71.

Jean-Jean apprit un jour que P'tit Louis s'était remarié avec Yolande. Les accusant de tricherie, il les abattit tous deux. Il fut condamné à mort six mois plus tard, son habileté à se cacher ayant rendu les recherches de gendarmerie très compliquées.

En 83, Blaise croisa Laurette sur la route. Il fit demi-tour et la prit en chasse. Laurette perdit le contrôle de son véhicule et termina sa course à la rivière.

Après avoir engagé un détective privé et fait le tour des mairies du département, c'est par hasard que neuf ans plus tard il finit par trouver Mireille qui mit à peine trois jours à localiser Line.

Ayant appris quelques années auparavant que Line était devenue schizophrène à tendance paranoïaque et qu'elle avait été internée, il lui avait fallu moins de soixante-douze heures pour faire le tour des asiles de la région. Line n'eut bien sûr par la possibilité de continuer le jeu.

D'abord parce que la folie est un adversaire supplémentaire au jeu de cache-cache.

Mais surtout parce que Mireille étouffa Line avec son oreiller, juste après lui avoir dit "Trouvée!". Elle continua donc à s'y coller.

Mireille n'avait plus que deux personnes à trouver : Blaise et moi-même.

La règle voulant qu'il était interdit de redonner la main à la personne qui venait de vous trouver, sa traque se concentra sur moi.

Elle avait contacté Blaise pour lui demander son aide et Blaise était venu ensuite me trouver pour me prévenir. Puis il me souhaita bonne chance une dernière fois et re-disparu de ma vie.

Et aussi de la sienne, en mars 2003.

Je ne sais pas comment Mireille m'a cherché, je ne sais même pas si elle l'a fait.

Ce que j'apprends ce jour, c'est qu'elle avait mon adresse consignée dans son carnet. Elle savait donc où je me cache.

Y a-t-elle consacré ses derniers instants de santé, ne devant son échec qu'à sa sénilité?

A-t-elle voulu cesser le jeu, laissant la nature choisir elle-même son vainqueur?

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui elle est morte et moi j'ai gagné la partie.

Je peux désormais partir en paix.

Enfin.

La paix.

Voyez-vous, Mireille a toutefois remporté une victoire sur moi : au moins, à son enterrement il y avait une personne.

Je vous prie d'accepter, Madame, mes salutations les plus dernières.

André Lesieur

p.s. : si vous me cherchez je suis Allée n°12, caché sous des pots en fleur.

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Commentaires
T
j'ai fondu enchaîné à la lecture de ce texte inspiré et aspirant...<br /> "personne à mon enterrement ? j'ai gagnééé!"<br /> rythme, cynisme et mélancolie sont les principaux ingrédients qui m'ont tenu en haleine ; hypnotisé, quasi.<br /> <br /> je rejoins tous les éloges qui saluent ta plaisante maîtrise de la narration.<br /> <br /> strooooobon.
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C
Bravo ! Quel idée bien menée ! (moi aussi j'ai pensé à Jeux d'enfants...)
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M
Sans moi la partie de cache-cache, merci bien
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A
Quelle imagination! Un "bravo" s'impose!
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T
Je ne me suis pas rendu-compte de la longueur, tellement ce texte est captivant... La chute est drôle... Bravo!
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J
Il est fou Stipe ! C'est vrai qu'on verrait presque des images de Tardi là-dessus mais bon, 94 ans, ça incite à revisiter presque un siècle et celui-là était plutôt en noir et blanc qu'en couleurs, non ? Bravo encore pour la spirale dans laquelle tu nous entraînes.
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Z
ouah ! (mais on m'a chipé mon commentaire)moi aussi j'ai pensé à "jeux d'enfants" excellente idée je m'en vais relire ce texte avec plaisir
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C
BRAVO ! <br /> Je reste sidérée...et je conviens que c'est beaucoup moins "convenu" que mon petit papy amoureux ! ;-)
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V
Et s'il n'en reste qu'un ! Terrifiant
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B
L'idée est captivante et c'est très inquiétant.<br /> Bravo.
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V
Je trouve ça excellent! Quelle idée! Merci, j'ai passé un moment très sympa!<br /> Whouahou!!!
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J
C'est vraiment recherche et prenant. Comme un policier, on lit a perdre haleine... bravo!
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J
Ton texte me rappelle mon film favori de tous les temps : le Jeu d'enfants Cap ! ou pas cap !<br /> <br /> Ainsi que Le Sabotage amoureux par Amélie Nothomb, où les enfants des diplomates en Chine se faisaient la guerre.<br /> <br /> Autrement dit, Stipe, cette histoire ferait un super bon roman ou encore un film.<br /> <br /> Bravo !
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P
Alors là, je suis scotché, Stipe. Bravo.
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V
Quelle maitrîse ! Et quelle idée géniale !
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M
Fantastique cette description de la folie du jeu !<br /> On entre tout naïf dans la lecture de ce texte et on en ressort complètement "sonné" !!!
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P
ouaaah... terrible!<br /> on voudrait bien rire pis finalement non, c'est totalement déroutant et prenant... bravo!
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S
oui, désolé, je m'en rends compte une fois publié qu'il est relativement long...<br /> <br /> merci papistache ;-)
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P
Envoûtant !<br /> Ce lent glissement vers le fantastique justifie la longueur du texte. Moi, j'ai été pris et emporté...
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