Variante (Citronnelle)
Madame,
De quel droit vous allez-vous fouiller dans les affaires d’une défunte et vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ?
Je suis un honnête homme, moi ! Je ne veux pas savoir ce que faisait mon nom dans le répertoire de cette mauvaise chanteuse de cabaret mais ma femme, elle, m’assomme de questions et ne cesse de me houspiller depuis que cette lettre est arrivée chez nous. Elle a 88 ans et n’en est pas moins jalouse ! Depuis le temps, il y a pourtant prescription !
Mes pauvres yeux ne me laissent pas le loisir de vous en écrire davantage... mais un conseil : jetez ce carnet aux ordures !
Je ne vous dis pas merci !
Jean De Lamacrelle
Madame,
C’est mon aide-soignante, Ghislaine, qui me prête sa main pour rédiger cette lettre. Je suis vieux moi aussi, mes yeux sont fatigués, ma main tremble mais j’ai toujours ma tête et mes souvenirs. Je m’interroge depuis plusieurs jours au sujet de votre lettre et de votre louable requête. Ce sont les petits jeunes qui ont acheté notre maison qui ont fait suivre votre courrier. Cela fait 4 ans que ma femme n’est plus de ce monde et que j’ai quitté l’adresse où votre lettre est arrivée. Mes enfants ont préféré me placer dans cette maison. J’y serais mieux, disaient-ils...Ce n’est pas faux, Ghislaine et ses collègues s’occupent bien de moi...
Mireille Icks (ne s’est-elle donc jamais mariée ?) je l’ai connue il y a bien longtemps mais je n’ai jamais oublié son nom, bien qu’elle soit restée pour moi, « La belle Lou ».
J’étais alors instituteur dans une petite ville du Nord. Elle était chanteuse dans un cabaret minable, terne et sale mais qui était très fréquenté...Les hommes venaient de loin pour la voir. Lou, la belle. Un ange en dentelle noire. Un ange au purgatoire... Sa voix enchanteresse, je l’entends encore.
J’étais timide, je n’osais trop lui parler. Elle était entourée d’hommes, de ces bons bourgeois pleins aux as. Attention, ne vous méprenez pas ! C’était une femme respectable ! Elégante, ensorcelante, souvent. Joyeuse et... colorée, parfois mais jamais vulgaire ! Son parfum de violette la suivait entre les tables du cabaret... Je choisissais toujours une place dans un coin pour être discret. (Un instituteur doit prendre garde à sa réputation, mais n’en est pas moins un homme.) Nos regards se sont croisés plusieurs fois, nous avions même échangé quelques paroles. Une fois, je me souviens, après son spectacle, elle s’était racontée... Mireille, bien moins scintillante que Lou, mais tout aussi touchante...
Je l’aimais secrètement... J’étais bête, timoré, je n’avais pas l’audace que donne un portefeuille bien rempli pour le lui dire vraiment.
Un soir, j’avais même acheté un bouquet de roses jaune pâle. Après les avoir cachées toute la soirée sous la table, je les ai finalement jetées. J’en ai gardé une, entre les pages d’un recueil d’Apollinaire.
C’est ridicule, ne trouvez-vous pas ? Je vois bien le regard amusé de Ghislaine qui couche mes paroles sur le papier. Elle s’en défend poliment, elle a du tact, mais tout de même, je le sais...
Puis la guerre est arrivée. Je suis parti, il a bien fallu. Quand je suis revenu, elle avait disparu. Ensuite, j’ai rencontré mon épouse, une honnête femme, travailleuse et aimante. Nous avons eu trois enfants, nous avons emménagé dans ce petit village où nous avons fait notre vie et où j’ai effectué toute ma carrière d’instituteur. J’ai été heureux mais j’ai souvent relu ce poème d’Apollinaire en pensant à elle : « Je t’écris ô mon Lou... » Le connaissez-vous ?
Comment a-t-elle retrouvé mon adresse ? Et pourquoi ? Ces questions ne cessent de me troubler depuis que votre lettre m’est parvenue. Je ne puis m’empêcher de penser que peut-être...
Je ne sais ...et puis, je suis bien vieux pour me tourmenter ainsi.
Je vais demander à Ghislaine de joindre à cette feuille la rose séchée que les poèmes d’Apollinaire ont conservé si longtemps. Vous la lui offrirez pour moi...
Merci,
Sincèrement vôtre.
Jean Lamoureux
PS : Monsieur Jean nous a quitté la nuit qui a suivi l’écriture de cette lettre. C’était un gentil monsieur.
Cordialement, Ghislaine.