Le bar de l’Univers et les oiseaux de nuit (Joe Krapov)
- C’était pendant l’horreur d’une indicible nuit
Et je me faisais chier dans un néant profond.
Il fallait à tout prix sortir de cet ennui :
A force de ramer, j’allais toucher le fond.
Faut vous dire, où j’étais, au début, y’avait rien,
Un no man’s land complet, que nib’, un grand trou noir.
J’étais dans mon plumard avec mon acarien
Qui m’a dit : « Fais què’qu’chos’ ! Boug’ toi un peu, gros lard ! »
« Ne pense pas, petit, que je suis avachi »
Répondis-je au ciron écrasé sous mon poids.
« Avant de me lancer, sais-tu, je réfléchis !
Construire un univers, je n’sais pas si tu vois,
C’est pas rien comm’ boulot ! ». J’ai rassemblé les planches,
Fait l’électricité, les vitres et le comptoir,
Le désir d’oublier, la soif et la pitanche
Et surtout j’ai conçu un extérieur bien noir.
Lorsque la ville dort mon bar, tout seul, scintille.
Mais ça manquait d’allure. En effet j’étais seul.
Alors j’ai inventé Leserpent, un’ vétille :
Un client à chapeau qui fait toujours la gueule !
On joue bien aux échecs, lui et moi, quelquefois
Mais ça nous prend des plombes et je n’suis pas patient.
Mais bon, ce soir, Champagne et mêm’ caviar, ma foi !
Je n’vous ai pas loupés ! Crénom c’que j’suis content !
Eve, ta robe rouge, on ne voit qu’elle ici !
Et toi, quelle élégance, Adam ! J’en suis jaloux !
Vous allez me peupler le monde que voici !
Faites-nous des petits, l’Avenir est à vous ! »
***
Quand le bar dût fermer, les trois clients sortirent.
Leserpent s’en alla griller une cibiche
Sous un vieux réverbère. Adam, plein de traczir,
Regarda dans les yeux clignotants sa Bibiche.
- Croître et multiplier, d’accord, mais comment faire ?
Je ne vous connais ni des lèvres ni des dents ! »
- C’est pas grav’mon Adam ! T’as la cote, et d’enfer !
Il suffit de me faire un peu de rentr’dedans !
Faut qu’on se trouve un page où s’envoyer en l’air,
Un petit « hom’ sweet hom ‘ » dit-ell’ d’un ton flatteur.
Nous aurons des enfants, l’écol’, le RER,
TF1, un 4x4 et un congélateur ! ».
Adam la regarda, l’air un peu consterné.
- L’autre type au comptoir était un peu moins gore !
Excuse-moi, poupée, je m’sens pas concerné
Par tes projets popotes ! Alors… Adios, Amor ! »
Leserpent l’attendait en face du troquet.
Le juk’box entonnait l’air de « Brok’back Mountain ».
- J’ai bien vu que tu n’étais pas un paltoquet.
Ce monde est fait pour nous. Tant pis pour la cheftain !
Dans un autre univers ce sera autrement !
Quand l’Acarien les pousse à inventer le monde
Qu’Ils fassent blanc ou noir, c’est toujours très dément
Mais ce scénario-ci… il n’est pas trop immonde ! »
***
Aujourd’hui, on oublie ce qu’on doit au passé,
Les leçons de Nature et les devoirs au Père.
Les bistrots sont immenses ; ils ont tous l’air glacé
De celui-ci que fit le peintre Edward Hopper.
Je me souviens encore de la gueul’ du patron
Qui avait inventé cet univers odieux.
Je me demande, quand j’ai bu quelques litrons :
« Se pourrait-il qu’un acarien pût être Dieu ? ».
Ces discours, après tout, ce ne sont que des vers
Et je ne suis pas philosophe de renom.
Quelquefois j’entre encore au bar de l’Univers.
J’aime à y boire et y entendre des canons !
N.B. Le
canon s’écoute ici : http://www.onmvoice.com/play/5475