Les mots ne s’usent (Tiphaine)
Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un écrivain dans sa famille.
Moi, j’ai cette chance.
Et cette malchance aussi.
J’ai grandi dans un monde de mots et de livres.
C’est beau les mots, c’est beau les livres…
Je peux louer ou inviter un écrivain le temps d’un dîner ?
C’est bien vrai ? !
Alors j’invite papa.
J’invite papa.
Je ne le loue pas.
Papa ne se loue pas. Il ne sait pas se louer.
Je le loue moi, pourtant…
J’aime ses mots. Sans ses mots je ne serais pas.
Ses mots m’ont faite.
Ceux qu’il a écrits, et ceux qu’il n’a pas dits aussi.
J’invite papa.
Il est assis en face de moi. Il est intimidé je crois. Il regarde son assiette d’un air qu’il doit vouloir détaché. D’habitude, il lui suffit d’opiner à tout ce que je dis, il me sait bavarde…
Au téléphone, mon jeu c’est d’essayer de dépasser la minute de conversation avec lui. Rarissime. En général, j’ai droit à trente secondes au mieux. « Je te passe ta mère. Bisous. »
En voiture, je parle, je parle, et il répond parfois. Tant que nous abordons des sujets culturels, la conversation roule toute seule, comme la petite auto. Nous ne nous sommes jamais fait flascher. Aucun danger. C’est ce qui n’est pas dit qui illumine, qui irradie…
Sur la photo que nous enverrait la gendarmerie, on verrait un père et sa fille derrière un pare-brise. Bouches fermées. On pourrait croire que nous ne disons rien.
C’est faux.
J’invite papa.
Il regarde son assiette. Il sourit parfois parce que j’essaie de le faire rire, j’aime bien quand il rit. Y’a son sourire qui s’échappe soudain de sa barbe…
Quand je pense à lui je vois un immense bureau en bazar, des feuilles griffonnées partout, une équerre en plastique sur laquelle il a inscrit « papa », un stylo relié à un fil parce qu’il en a assez qu’on le prive de ses outils…
Je me suis emparée du stylo qu’il ne voulait pas me donner.
J’écris pour qu’il sache que je l’aime puisque les mots qui sortent de ma bouche sont trop violents pour lui.
J’invite papa.Il ne partira pas avant que je le lui dise en face :
Je t’aime papa.
Il est gêné. Il se retire derrière sa barbe. Il finit par parler, quand même :
- Il ne faut pas trop dire ces mots là, sinon, ils s’usent…
Non, papa, certains mots ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas…
Je t’aime papa.