Défi 44 (Caro_Carito)
A Lisab@block.com.fr / RV Garnier. 18h45. 21/03. A Fredv@intern.com.fr / OK. 18h45. Marches de l’Opéra, attendre. Une multitude
de silhouettes stationnent, souriantes, ennuyées ou absentes. Je les questionne,
ses voisines anonymes, histoire de temporiser... Il doit venir, longiligne et
cheveux aux quatre vents tandis qu’une masse humaine, confuse, progresse sur le
large passage clouté. 18h58. J’ai achevé le journal du jour. Rien. Il
n’est toujours pas là. Je connais ses retards sans excuses, au gré du temps. Je
ne m’inquiète pas. Pas encore. Enfin, j’essaye. Je regarde autour de moi. La
place de l’Opéra est un endroit étrange, peuplée de voitures et de bus à perte
de vue. Sur les marches devant le Garnier, les touristes étrangers
s’agglutinent, vont et viennent, désorientés. Il doit y avoir une représentation
ce soir. Seule témoin de leur désœuvrement, je suis au spectacle. Et il s’en
faut de peu pour que ces visages hagards ne m’alarment : si j’étais si
anonyme qu’il ne me retrouvait pas ? 19h. J’use le cadran de ma montre à force de
vérifier la place des aiguilles. Toutes les minutes. Je lutte contre la
confortable sensation de désespoir et d’abandon, la tentation de ne pas le voir
ce soir, de simplement passer une soirée tranquille entre mon chat Violet et un
plateau repas à picorer. 19h03. L’étape de l’angoisse est passée. Je pèse
le pour et le contre. Je retrouve pour un temps les statistiques de mon enfance,
les comptines qui prédisaient l’avenir, am stram gram. Comptons les nuages.
Impair. Il ne viendra pas. Mon rythme cardiaque s’apaise. Je repère la cabine
téléphonique où j’irai tout à l’heure consulter mon répondeur. Je n’ai pas de
portable, inutile, je l’égarerai par mégarde parfois, par déni d’attache
souvent. 19h05. Les minutes
s’étirent paresseusement. Béatement, je regarde le ciel rose, sirupeux. Je suis
assise sur les marches crasseuses, en compagnie d’un couple de Japonais bardés
d’appareils photo et d’une jeune fille mélancolique plongée dans un livre. Je me
demande si elle respire entre deux pages tant elle semble absorbée. Je respire
lentement, avant de prononcer pour ma conscience filante une résolution :
dix minutes. Pour la forme. Dix minutes d’attente pour pouvoir dire :
« Je t’ai attendu une demi-heure et tu n’étais pas là ». Une
demi-heure de guet pour rien. J’hésite sur la conduite à suivre: préparer une
scène froide comme une tête de veau, raisonnée, avec une once de cynisme, ou
accepter le pardon d’un air détaché ou blessée, pourquoi pas avec une moue
mutine voire sensuelle. Me montrer magnanime ou exhaler une bouffée de colère.
Mon cœur oscille à chaque éventualité. Envie de décider :
« Allons-nous continuer ? » De laisser libre cours à toutes me s
peurs, mes frustrations, mes silences. Ce jeune homme frêle ne résisterait sans
doute pas à cette charge explosive. Et moi non
plus. 19h08. La lecture du journal du jour m’a
profondément ennuyée, après avoir lu chaque article au moins trois fois, j’en
retire une profonde sensation de vide, identique à celle qui vous étreint au
petit matin. Et puis j’ai horreur de l’attente, ça m’énerve, je me sens
ridicule. Et légèrement paranoïaque : est-ce que tous ne remarque pas cette
jeune femme esseulée ? On lui a posé un lapin sans doute. Pauvre looseuse.
Et celui-là qui n’arrive pas. Les pas hasardeux des touristes et des badauds
m’exaspèrent. Quelle idée de se donner un rendez-vous dans un endroit pareil. Et
puis pourquoi est-il si en retard? Il ne l’est jamais autant. Jamais plus de
vingt minutes. Brusquement, une pointe d’inquiétude transperce mon cœur. Et s’il
lui était arrivé quelque chose ? 19h10. Et s’il nous arrivait quelque
chose ? 19h13. Je l’aime bien ce type. En farfouillant
dans un passé pas si immédiat, dans les premiers sans conteste au hit-parade.
Sois honnête, c’est le nec plus ultra. Il ne m’ennuie pas, il ne râle pas, il
est gai. Et il n’a pas ces sales manies communes à la gent masculine.
J’énumère : laisser traîner ses chaussettes ou, selon les variantes, les
slips, les mégots, les amendes... Si au moins ils s’agissaient de billets tout
neufs ou de petits mots sympas. Revenons à lui. Ce qui ne gâte rien, côté physique, il
est pas mal. Conversation et sexe, mettons huit sur dix, on peut toujours
progresser. N’empêche, ce beau mâle est en train de me poser un lapin et, si ça
continue, je vais louper mon Bergman. 19h19. J’ai faim. 19h21. J’ai très faim. 19h22. Tant pis pour ma culotte chevaline
naissante. J’entame une délicieuse barre chocolatée saturée en sucre, graisses
et autres monstruosités. Je sais, plus dure sera la chute mais… 19h25. Ça m’énerve. Pour ce mec, je viens d’enfreindre lune de
mes règles de base : attendre plus d’une demi-heure. Très mauvais. Je
louvoie, je vieillis. Je me ramollis. Pouah… 19h30. Je papillonne, je regarde à droite à
gauche. Ouf, le groupe de Japonais est parti finalement. Les gens entrent et
sortent. Tenue de soirée de rigueur. La Traviata à l’affiche d’après le guide
spectacle que je viens d’ouvrir ; hautement saluée par le Tout-Paris.
Magnifique spectacle auquel on pourra se vanter d’avoir pu assister dans des
dîners rasoirs. 19h31. Foule bigarrée et bruyante mais j’ai l’œil,
je remarque un jeune homme, non plutôt un bel homme. Il me sourit, je lui rends son
sourire. Un instant se dire, peut-être une autre histoire. Qui
sait ? 19h34. Je lui jette à nouveau un coup d’œil.
Il me regarde avec insistance. J’entends mon greffier, mon noiraud, mon ange
gardien comme s’il était à mes côtés. Allez ça ne fait pas mal de changer de
crèche pour un temps ; t’as pas fait vœu de célibat ma cocotte. Et puis ton
mec, c’est pas à cause de moi qu’il ne saute pas le pas ? Et un gars qui
n’aime pas ton chat, tu peux le noyer dans le népéta*, il ne vaut pas plus
cher… 19h38. Une jolie rousse, auburn, très
« in », l’a rejoint. Le type brun s’en va avec elle et, en
s’éloignant, me fait un petit signe. Je le regarde s’éloigne, dommage il est
aussi bien de face que de dos. 19h42. Tu devrais avoir honte ma fille, ton Fred
tu l’aimes bien. J’ai l’impression d’être une coureuse, une vulgaire fille des
rues. Huit mois qu’on sort ensemble, cela compte. Et je ne peux pas toujours...
fuir le bonheur de peur qu’il ne se
sauve. Mon ange-gardien aux longues moustaches me susurrerait, tu n’es pas un peu cruche, toi dans le
genre, avec tout ses mecs qui t’ont fait miroiter la lune… Normalement tu
devrais connaître le dicton, chat échaudé… 19h45. Je sens des larmes poindre au coin de mes
paupières. Une heure et il n’est toujours pas là. Mon cœur saigne. Comme le
ciel. 19h48. Heureusement, mon mascara est waterproof.
Je me lève, mon chat m’attend. Je dois bien avoir une tablette de chocolat qui
traîne dans mon sac, sinon je me ruerai sur l’épicerie du coin. Il est toujours
ouvert et 5 euros de bonbons en vrac ne peuvent pas faire de mal à une personne
au bord de la rupture. Je sens une main sur mes yeux et son visage
dans le creux de mon cou. Je sens l’odeur du bouquet de roses qu’il glisse dans
ma main. Je me retourne et aucun mot ne me vient à l’esprit. Il est là et j’ai
déjà oublié où je me trouvais. J’entends sa voix qui murmure dans mon
oreille : « Je te regarde depuis une heure de la terrasse du café
là-bas, tu es belle ». Et puis plus doucement encore :
« Ça te dirait de vivre à deux, juste pour
voir » Je glisse mon nez au creux de sa nuque… et ferme
les yeux. J’entends alors une petit
voix me souffler « à trois plutôt, non ? Il n’oublierait pas ton
greffier ? » *
népéta ou herbe à
chats