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Le défi du samedi
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13 décembre 2008

Le rêve d’Antoine est le cauchemar de Lila. Ou l’inverse. - Poupoune

Lila n’a pas toujours été comme ça. Elle se souvient avoir été une enfant gaie et malicieuse. Là-bas. Avant. Depuis qu’elle est ici elle est rêveuse. Rêveuse et solitaire, comme ils disent. Toujours entre deux convocations ici ou là, aujourd’hui encore une fois chez le Directeur. Pourtant elle a le sentiment de faire toujours au mieux, mais ça ne semble jamais suffire. Alors elle s’excuse, baisse la tête, essaie de se faire oublier et s’imagine ailleurs.

 

Antoine n’est pas rigide, il est pragmatique. Et il sait ce que représente sa fonction : il se doit d’être irréprochable. Tout le monde ne peut pas se permettre le luxe de la négligence ou de l’improvisation. Et il a une famille qui compte sur lui. Alors Antoine fait ce qu’il a à faire. Il ne sait que trop bien le prix à payer en cas d’erreur. Plus jeune bien sûr il se rêvait plus audacieux, mais l’expérience lui a appris qu’il est plus sûr de s’en tenir aux directives.

 

Elle rentre chez elle et retrouve Chagall, son chat. Lila n’a plus que lui maintenant que sa Tante est morte. Elle était devenue un peu comme une deuxième mère, avec le temps. C’est un peu grâce à elle qu’à l’époque elle avait pu rester ici.

 

C’est toujours après les journées difficiles comme celle-ci que Lila repense à sa famille. Là-bas. Aujourd’hui encore elle ne comprend pas vraiment ce qui s’est passé. C’est tellement absurde. D’un seul coup des voisins, des cousins, presque des frères les avaient désignés comme ennemis. Ils étaient venus en nombre, avaient mis son village à feu et à sang et étaient même venus jusque dans l’école s’en prendre aux enfants. Lila était au tableau quand ils étaient arrivés. La maîtresse l’avait poussée sous son bureau et l’avait cachée. Elle n’avait rien vu, tout entendu. Quand le calme était revenu elle avait hurlé tellement longtemps qu’elle ne se souvenait plus s’être arrêtée.

 

Et puis après plus rien. Elle se souvenait seulement du visage bienveillant de l’homme et de ce qu’il avait dit : « Tu es si petite que tu tiendras dans la valise diplomatique ». Elle n’avait pas compris. Elle n’avait pas non plus eu à se mettre dans une valise. Il l’avait ramenée ici. Il lui avait découvert cette Tante qu’elle ne connaissait pas vraiment.

 

Lila s’endort en essayant de chasser ces souvenirs. Elle pense à la mer. Au bruit des vagues.

 

Il s’endort comme on dit du sommeil du juste. Une journée de travail accompli avec soin. Tous les dossiers de la pile de droite ont rejoint la pile de gauche. Il a bien hésité un peu, sur un ou deux cas, mais globalement il connaît son travail et ses responsabilités et n’a nul besoin de tergiverser pour faire ce qu’il a à faire. Les critères sont simples et assez peu discutables : des attaches ou des motifs sérieux conformes à ceux répertoriés dans la liste, tampon bleu. Dans le cas contraire tampon rouge. Au suivant.

 

Antoine a toujours été un travailleur efficace. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu cette affectation. Temporaire, heureusement. Il sait qu’il peut faire bien plus et bien mieux, mais quand on travaille au service de l’état on fait ce qui doit être fait.

 

Lila finit sa semaine sans trop de difficultés. Les enfants se sont un peu calmés. C’est souvent le cas. Son nom les fait rire la première fois, ils se déchaînent, et puis ils se calment. Si elle avait su… Ce n’est pas son vrai nom. Pas celui que lui a donné sa mère. Juste une déformation malencontreuse de son prénom lors de son arrivée ici. Elle n’a jamais osé leur dire qu’ils se trompaient. Et elle trouvait ça normal de mourir un peu elle aussi en perdant son nom. C’était idiot, mais elle n’avait pas dix ans à l’époque… Depuis elle était donc Lila Miel et essuyait régulièrement les moqueries de ses élèves. Et puis ça passait. Quand c’était trop pénible, elle se souvenait de la maîtresse qui l’avait cachée sous son bureau. C’est pour elle qu’elle avait décidé de devenir enseignante.

 

Elle se demandait parfois si elle aussi serait prête à mourir en sauvant la vie d’un de ces sales gosses qui la faisaient tourner en bourrique… Cette pensée la faisait toujours sourire. Elle n’avait pas la réponse. Mais ici ce genre de questions ne se posait pas. Là-bas si. Encore aujourd’hui.

 

Il a été perturbé par un dossier cette semaine. Ça l’irrite toujours de se laisser gagner ainsi par un mélange de doute et de mélancolie. L’individu venait de là où il avait eu sa première affectation de diplomate. Là où il avait outrepassé ses prérogatives. Là où il avait bien failli gâcher sa carrière avant même d’avoir eu conscience qu’il en avait une. Depuis, rigueur et droiture. Pas d’initiatives inconsidérées.

 

Antoine se souvient de la fierté qu’il avait ressentie en accomplissant ce qu’il considérait alors presque comme un acte héroïque, mais il a passé les quinze années écoulées depuis à chasser ce souvenir et à se racheter une conduite. Une telle folie aujourd’hui ne lui coûterait pas seulement sa carrière, elle l’enverrait aussi directement derrière les barreaux. Mais il était jeune alors.

 

Il ne l’est plus. Il se rend bien compte de l’ironie de la situation, mais il doit oublier tout ça et faire ce qui doit être fait. Ce dossier de malheur l’a perturbé. Un dossier pourtant simple : pas d’attache, pas de motif, tampon rouge.

 

Lila compte profiter du week-end pour faire le tri dans les affaires de sa Tante. Il y a déjà un mois qu’elle l’a enterrée. Il est temps. Elle va acheter le pain et chercher le courrier. Une lettre de la préfecture. Son renouvellement de carte de séjour, sans doute.

 

Antoine décide d’emmener Valérie et les enfants pique-niquer en forêt, ce week-end. Ça lui changera les idées. Il en a besoin. Oublier ce maudit dossier.

 

Dans l’avion qui l’emmène là-bas Lila se demande combien de temps cela lui prendra pour mourir. Elle se demande qui va nourrir son chat. C’est absurde, que va-t-elle faire là-bas ? Elle n’a personne. Elle n’a même plus de nom. Elle n’est personne. Elle n’a pas eu le temps de prendre ses affaires. Elle n’a que son sac. Un peu de monnaie. La lettre. Celle avec le tampon rouge.

 

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Commentaires
C
Pfff c'est le charter de la tristesse mais c'est exactementé crit dans la lignée de Tiphaine...
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P
Merci beaucoup à tous!<br /> Contente que cette fin t'ait plu, Thiphaine, mais sans bon début point de bonne fin ;o)
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T
Cette suite est formidable Poupoune, très originale, réaliste comme le dit Tilleul, triste et émouvante à la fois. Merci.
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P
Un texte coup de poing dont la fin m'a vraiment surprise. Ces vies qui se suivent en parallèle puis se croisent avec ce résultat. <br /> Un grand bravo
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K
Très bon texte...
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T
Très beau! Triste... réaliste? Il me plait bien ce texte...
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J
Terrifiant.
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J
Terriblement triste, mais un angle original. Je n'y aurais pas pense!
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J
Excellentissime, Poupoune.<br /> <br /> Comme toujours.<br /> <br /> Bravo !!!
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P
J'aime bien la contrition de Walrus. <br /> Excellente idée d'avoir voulu que la rencontre ait déjà eu lieu. Bravo.
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M
On est vraiment pris par cette suite terriblement triste ! Quelle ironie du sort !<br /> Félicitations Poupoune !
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W
Ça c'est une suite !<br /> Je regrette (presque) d'avoir écrit la mienne...
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V
Triste ironie...<br /> Quelle amertume, ce texte. C'est horrible!<br /> Bravo pour l'idée, Poupoune.
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