Et s'il n'en reste qu'un... (Sebarjo)
Ses
derniers jours étaient comptés... Il le savait.
Lorsqu'il additionnait toutes ces années
passées, vécues follement, il se rendait compte qu'il ne s'était pas soustrait
à grand-chose. Et pourtant, dans une heure, une semaine tout au plus, il allait
devoir payer l'addition. Elle était plutôt salée.
La mort a un goût amer. Forcément, à force
de prendre un dernier p'tit an pour la route... Toutes ces années ont fini par
baigner au fond de la bouteille et même si elles ne manquent pas de culot,
elles ne sont plus que mauvaise lie. Levures mortes.
Et lui n'était plus que la trace
balbutiante, prête à s'évanouir d'un instant à l'autre, le rond à peine humide
laissé par le dessous d'un bock sur le formica du comptoir. Et bientôt il
passera dans le cendrier qui se trouve à côté. Des cendres pour monter au
ciel...
On dit que quand la mort est toute proche,
on voit défiler toute sa vie en quelques secondes. Pas lui. Il bloquait sur ces
2 ans. Cette époque dorée où il essayait encore laborieusement de compter
jusqu'à 2... Comme l'horizon lui paraissait grand alors ! Quelle ouverture vers
l'infini de la vie ! Il pouvait encore compter sur beaucoup de choses tant il
avait à apprendre.
Et toute son enfance a filé comme
l'éclair... Il en arrive alors à ses vingt ans, bien loin également. Ses vingt
ans... noyé dans un mauvais vin de messe, un « bleu lourd de
menaces », un gros rouge pour requiem de banlieue. Le début de la fin, de
sa dérive. Le jour de ses vingt ans, un jour qui dévie...
Maintenant, il n'avait plus qu'à compter
les ploc du goutte à goutte qui le nourrissait, allongé sur cet étroit
lit d'hôpital. Encore quelques milliers de ploc tout au plus, et on n'en
parlerait plus.
Il ne regrettait pas sa vie. Car Il était
fier d'avoir toujours su rester entier.
Un.
Voilà ce qu'il avait été. Un. Comme s'il
n'avait pas accepté de dépasser l'horizon de ses 2 ans. Rien ne l'avait jamais
divisé. Un et toujours un. Et chez lui, l'unité faisait la force. Grâce à cela,
sa vigueur se multipliait d'annnées en années, jusqu'au jour où... l'UNdicible,
l'UNcroyable, l'UNpossible, l'UNcompréhensible maladie
avait raviné son corps et l'avait complètement lessivé. Rincé, essoré à plus de deux mille tours minute...
Une vraie lavette. Il était propre, le regard perdu vers le plafond sale de cet
hôpital sinistre !
Séropositif... Voilà ce qu'on avait chiffré
pour lui. Un drôle de diagnostic. Mielleusement positif... car en vérité Tout
était si négatif, si désespérément en dessous de zéro...
moins Un.
La maladie pernicieuse lui avait fait
perdre sa belle unité classique. Il chutait.
Mais malgré tout, il avait aimé sa vie.
Aucun remords, juste la mort.
Il avait simplement un petit regret. Ne pas
avoir été centenaire comme son père. Ne pas pouvoir ajouter deux zéros à
l'unité qu'il fut. La vie est si courte...
Et c'était pourtant bien son père qui
veillait à son chevet, fier et droit comme un chêne, prêt à entonner un Pater...
et non l'inverse logique comptable.