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Le défi du samedi
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6 décembre 2008

Deux colonnes à remplir (Caro Carito)


 

La feuille posée devant moi me semble irrémédiablement blanche. Stylo noir adossé au côté droit. Un brin agressif. Je ne vois pas mes mains, glissées sous la table. Mais je les sens trembler.

« Deux colonnes. » m’avait-t-elle dit. A l’éclat d’airain qui brillait sous ces trois syllabes, j’ai compris que les 10 séances où je n’avais pas ouvert la bouche avaient eu raison de la patience de ma thérapeute. Sous le visage au brushing soigneusement maîtrisé et malgré la neutralité beige de son ensemble, j’avais senti que l’exaspération n’était pas loin. J’avais donc fait précéder mon «à la semaine prochaine » par un oui à peine audible.

Je sors lentement mon cv de mon sac de cuir. Je dois aligner ma vie en deux ridicules listes. Piocher dans mes souvenirs d’enfance des bribes de moi. Empaqueter le tout et le livrer en vrac pour analyse. J’avais pensé trouver la matière dans de vieux albums photos. La simple idée de plonger dans l’humidité crasse d’une cave m’avait filé la nausée. Ma détermination vacillante n’avait pas pu aller plus loin. Je m’étais rabattu sur l’idée du CV. Je lirais entre les trois lignes de l’enfance coincé entre lycée et bac. Facile. Une ville moyenne, une scolarité monochrome, deux flirts d’ado qui, mis bout à bout, avaient duré 182 jours. Je pouvais éventuellement retrouver avec une marge de 10% d’erreur le nombre de baisers avec ou sans, et pour le deuxième gars, un dénommé Eric, un nombre certain de pelotage, nettement plus agréables et poussés dans le dernier tiers de notre relation. Je pourrais atteindre sans mal une validité frisant les 95%... si je retrouvais mon journal intime où une adolescente à fleur de peau avait consciencieusement recensé faits et gestes amoureux. Mais pour cela il me fallait descendre à la cave. C’était non. Pour la deuxième fois.

Je décide de laisser en friche cette première partie de vie. Les deux colonnes sont toujours aussi désespérément vides. Mon regard passe de mon affligeant désert personnel, écrit blanc sur blanc aux lignes soigneusement imprimées de mon curriculum. Les cursives, les entrejambes si fines, s’épaississent jusqu’à ne plus former qu’une ligne dansante. J’entends soudain le bruit de la roulette. Ce tressautement grêle sur les bords noirs et brillants, semblable à un ronronnement mécanique et félin. Ce silence presque imperceptible quand la boule s’immobilise.

Je t’avais rencontré au casino. Aucun de nous n’était flambeur. Nous avions laissé la place à d’autres joueurs, plus féroces. Nous avions aligné nos jetons, changé le tout, bu un verre et vécu ensemble un bon paquet d’années. Une alliance et deux enfants plus tard…. Cette musique m’obsède depuis ; la boule argentée s’est arrêtée à la case divorce.

Ces deux colonnes me donnent la nausée ; elles me rappellent mes six mois d’assistanat comptable chez le vieux Schnock. Son œil, au fond jauni, traînait un peu trop sur moi ; il avait les pattes luisantes et la couenne terne. Pourtant, il ne s’agissait que du décor, le pire se trouvait ailleurs. Aligner des chiffres imbéciles dans les cases d’un logiciel aride Au bout de quelques semaines, il était clair que la tentative de reconversion de l’agence chômage avait capoté en beauté. Je n’avais pas l’âme d’un comptable.

 

J’ai rangé mon cv. Il me suffit de vouloir étaler ma vie pour savoir qu’elle se résume au crédit et au débit de notre divorce en cours. Retour à la case départ, où nous alignions nos jetons. Côté immobilisations, on compte les plus-values, on soustrait le mobilier de ta grand-mère et l’aide de mon oncle pour la réfection des murs. C’est toi qui casque : le Henri IV n’est plus coté à l’argus des broc et autres dépôts-vente. Ca m’arrange car, de fait, en plus de notre maison en région parisienne, je rafle l’appart en Vendée. Tu peux te garder ton truc miteux à la neige. Elle est moche cette station. Dans cinq ans, tu va pleurnicher que le remboursement t’étrangle. Conseil d’ex : le lieu ne sera jamais rentable et les crédits à taux variable, c’est jouer avec le bâton clouté du parfait masochiste. Et puis, ça t’apprendra à garder des stock-options en douce. Un actif douteux. Et tu croyais que je ne le savais pas. J’avais assuré mes arrières, pas besoin d’un privé pour découvrir tes petites combines. J’ai tout noté dans les règles, sans oublier de payer le coup de patte de l’huissier lorsque cela s’avérait nécessaire. Garde ton coupé sport qui te demandera un bon nombre d’heures sup jamais facturées. Après tout, c’est l’avantage d’être cadre ; tu réduis comme ça les chances de te faire virer. Alors ne compte pas ton temps, tu en auras besoin pour la pension, ton train de vie et surtout ta confiance en toi. En contrepartie, je m’occupe des enfants : même forfait horaire que toi, jour, nuit, vacances et WE dans le paquet. Simplement à moyen terme et même avant, tu va regretter ce temps que tu ne leur donneras pas, aux gosses. Il y a des options fiscales et certaines d’autre nature que l’on choisit par facilité, qui vous poursuivent jusqu’à votre mort.

Voilà, j’ai fait les comptes sur deux colonnes, les jeux sont faits. Côté finances, mon conseiller fiscal salut le bénéfice que je vais empocher et lui aussi, évidemment. Je t’ai laissé les mouchoirs de baptiste offert par un ancêtre lors de nos noces. Les soirs de blues, c’est toujours classe d’éponger sa tristesse dedans et il ne faut pas en racheter. Tu geins de t’être fait dépouiller… Remarque, fallait pas tout miser sur la rouquine méchée, vraie ou fausse, qui t’envoyer au 7ème ciel siliconé des amours vénales. Elle t’a coûté cher - les bimbos ça casse une tirelire d’hommes d’affaires en trois caprices – mais le retour sur investissement, lui, tu ne l’avais pas vu venir. L’effet de massue s’est déployé le jour où tu as reçu la lettre de mon avocat.

Le fric va nous aider, les gosses et moi. Quant à toi, je te fais confiance, tu retomberas sur tes pattes. Mais je n’ai pas besoin de remplir ma feuille ni de psy pour savoir que, au bout du compte, on n’alignera pas de jetons. En posant les deux colonnes, si je retranche les sentiments cassés, nous tomberons d’accord sans l’avouer qu’il n’y a pas d’estimations matérielles possibles et pas d’assurance. On aligne les torts à cinquante / cinquante et les pertes sont infinies.

Il est l’heure de remballer mes devoirs, Mme la Juge appréciera ma participation active à une improbable réconciliation. Elle aura matière la psy avec tout ce que j’ai griffonné même si je ne veux pas lui parler. D’ailleurs, je n’ai envie de rien depuis que cette bille n’en finit pas de tourner dans ma tête : 23, rouge 51, 12, 7, impair. Je ne souhaite qu’une chose, que la roulette s’arrête et que sa mélodie métallique s’efface à tout jamais.


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Commentaires
V
Tout a déjà été dit ci-dessus pour ce texte fort entre compte et règlement.<br /> Sourire<br /> Vanina
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J
Un texte serre comme un expresso! je te tire mon chapeau...
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C
Non, pour la roulette russe, mais il règne souvent cet ambiance de règlement de comptes quand c'est la fin d'une histoire. On a soudain l'âme mercantile.
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W
Espérons que ça ne se termine pas à la roulette russe !
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P
Quand on y pense dans "la vraie vie" c'est sans doute souvent dans ce triste contexte qu'on en arrive à compter une vie...<br /> <br /> Très beau texte !
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T
Ben, voilà un compte réglé !!!<br /> Bien joué !!!
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K
Madame règle ses comptes...avec brio !
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V
C'est une belle idée d'avoir songé à la comptabilité, Caro. Un bilan! Bravo, fallait y penser.<br /> Peut-on rationaliser la souffrance d'une rupture? Peut-être que ça protège, de le faire...<br /> Un beau texte.
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M
Oh là là pour un règlement de comptes c'est un règlement de comptes. C'est toujours triste les relations qui s'achèvent comme ça !
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J
Bien joué, caro.
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M
..."tu va regretter ce temps que tu ne leur donneras pas, aux gosses." ... <br /> " les sentiments cassés ..."<br /> Il est évident que <br /> "les pertes sont infinies."<br /> Un texte très fort !
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B
Une thérapie .."les deux colonnes à remplir" !<br /> J'aime ton écriture, bravo.
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T
..."pas d'estimation possible, les pertes sont infinies..." <br /> C'est bien écrit Caro! Impossible de ne pas imaginer tout ce que tu décris... bruits, sentiments...
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P
La comptabilité plutôt que le calcul, c'est quand même bien la preuve que l'auteure a traîné ses fonds de culottes plus loin que sur les bancs de l'école. <br /> Cela ne résout rien, les maigres colonnes des bilans comptables sont trop étriquées pour y caser une vie qui s'effiloche.
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J
Vwouff ! Faites vos jeux, rien ne va plus ! C'est la crise pour tout le monde on dirait. Sauf pour le style et l'écriture au diamant de Caro_Carito !
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