Libertango - Kloelle
Suzanne avait posé sa tasse dans l’évier et, comme tous les matins, raclé sur la
nappe les miettes de pain éparses du bord de la main. Elle débarrassait le même
bol de chocolat chaud, elle ramenait les miettes de la même demi-baguette depuis
si longtemps qu’il y avait comme une raideur d’automate dans ces gestes.
Un
curieux , qui se serait laissé aller à l’observer quelques jours, aurait pu
énumérer chronologiquement et par le menu l’ensemble des activités qui
composaient sa matinée.
Le coup de serpillière sur le lino déjà si propre de
la cuisine, le petit mouvement de chiffon sur les poignées dorées de chaque
porte, les quelques filets d’eau sur les plantes vertes de la salle à mange, la
remise en ordre des coussins de la méridienne en velours, le mouvement de rideau
pour épier le préposé aux postes…
Le préposé aux postes justement, celui qui
passait tous les matins à 9h15 précises le long de la rue des 7 troubadours dans
son costume de fonction avec à la main sa massive et habituelle bicyclette
jaune, celui-là même remontait benoîtement le petit jardinet de notre zélée
ménagère, un colis à la main. Un paquet somme toute des plus ordinaires, de ceux
que nous recevons tous, d’une forme classique et d’un coloris des plus
habituellement brun.
Il avait sonné, une fois, deux fois, trois fois…Rien
n’aurait pu engager Suzanne à lui ouvrir la porte la chevelure emprisonnée dans
ses bigoudis mal assortis…Il avait déposé le paquet dans l’ouverture prévue à
cet effet, visiblement soulagé de s’en débarrasser.
Le colis sur la table
basse de son salon, Suzanne était bien ennuyée. Bien sûr à deux lettres près
c’était bien son nom de famille qui figurait sur l’étiquette, le numéro de
voirie par contre …
Elle l’avait tourné, retourné, soupesé. Il était lourd.
Il venait d’argentine et était couvert de tampons tous plus exotiques les uns
que les autres. Suzanne avait peur et elle aurait aimé que jamais cet envoi
n’arrive jusqu’à elle. Pourtant, en même temps elle sentait la curiosité lui
chatouiller le bout des doigts, une sorte d’excitation , une petite montée
d’adrénaline dont elle avait oublié depuis bien longtemps les saveurs.
Et
puis, au diable les principes, elle avait ouvert le carton dans un élan et
s’était dans le même élan retrouvée sur son séant, bouche béate.
Il était beau, noir et brillant. Bien sûr son cœur était fragile et les touches semblaient bien délicates. La première fois, au creux de ses bras elle n’en tira qu’un son grinçant, une sorte de miaulement désagréable. Rien à voir avec les vibrations langoureuses qu’elle offre maintenant chaque soir à son auditoire. Suzanne, terne souveraine des corvées domestiques propulsée en quelques mois à peine sémillante reine du tango de Patelinville.