Marja - Kloelle
Marja était assise sur le rebord de la fenêtre. Les jambes
pendantes. Le regard loin. Elle suivait le va et vient des trains dans l’orage
et frissonnait sous les doigts de la pluie. La gare, mais aussi les champs de
maïs à perte de vue, voilà quelles étaient les fragiles limites de son monde.
Les gens qui passaient sur le trottoir d’en face n’existaient que pour
l’impérieuse nécessité de leur propre réalité, des ombres en transparence, des
passagers sans lendemain. Elle aurait voulu engloutir tout ce vide, avaler
goulûment l’ennui et les amertumes, s’en gorger, foudroyer l’inertie de ses
cris.
Le vent s’infiltrait sous la trop légère cotonnade de sa jupe et ses
mains se crispaient, tremblantes, sur l’encadrement décati.
Sa mère l’avait
supplié de rentrer :
- Marja, tu vas attraper la mort !
- J’attrape
ce que je veux la vieille ! Lui avait-elle lancé, le visage
ruisselant.
L’eau rendait le mur friable et, pleine de cette rage qu’elle
ne contenait plus, elle s’était mise à gratter nerveusement les lézardes, à
extirper les pierres, creuser des gerçures vivaces sur la morne façade. Elle ne
savait plus à quel moment l’espoir avait fuit. Au lendemain de ses 16 ans peut
être, quand elle avait du quitter l’internat et réintégrer la ferme familiale,
retrouver les odeurs de fiente et cette vie fruste dont l’école n’avait pas pu
la sortir.
Elle hurlait :
- Je vais finir comme la vieille, puante,
grise et tordue !
Personne ne se retournait vers elle. Ses mains
meurtries en avant, elle riait, intensément, bestialement, à la manière des fous
ou des condamnés à mort, avec ce rictus de désespérance accroché comme un masque
à l’épiderme.
Quand l’homme était passé, à la nuit tombée, avec son pardessus
gris et sa tête rentrée dans les épaules, elle n’avait pas fait attention à lui,
c’était le petit chien qui l’accompagnait qui avait attiré son attention. Il
était ridicule avec son manteau de cuir rose et un collier en strass de
pacotille.
Elle avait alors sentit, dans un frisson jouissif, une sève acide
remonter le long de ses veines. L’euphorie des plaisirs malsains, ceux qu’elle
prenait, enfant, à arracher les ailes des mouches ou à noyer les hannetons qui
se traînaient dans la poussière de l’été. Marja l’ogresse. Marja la
toute-puissante. D’un geste précis, elle avait envoyé une brique sur l’animal
qui s’était écroulé dans un spasme de douleur.
Il lui avait fallu un
certain temps pour comprendre, revoir le regard démoniaque qui s’était alors
levé sur elle, se souvenir du rire sardonique.
Il marchait toujours plus
vite, le sol était sale et elle avait du mal à suivre ses pas. Elle savait que
les enfants se retournaient en riant sur son petit manteau rose… Elle ne leur en
voulait pas, elle aurait aimé les regarder, sentir leur chaleur de près, mais
toujours, il tirait fermement sur la laisse.