Fin du défi de Tibo (Papistache)
L'humeur de Tania était à l'image du temps ce matin, mélancolique. Une mélancolie douce. Une mélancolie qui vous réexpédie dans ces moments tristes que vous avez traversés.
Elle se remémorait, à cet instant, devant sa tasse translucide la dernière discussion qu'elle avait eue avec Barney et Julien.
- Non franchement, vous n'y pensez pas. Le faire disparaitre... Quelqu'un le découvrira, forcément !
- Eh bien sans doute, mais s'il doit être découvert, qu'il le soit loin d'ici, le plus loin possible et surtout pas par lui.
- Non, de toute façon, nous ne pouvons rien y faire maintenant, mais le déplacer, franchement, ça ne changera rien à sa réaction !
- Parce que le laisser là, dans cet état, c'est la solution selon toi ???!!! Franchement, Tania, arrête de dire n'importe quoi, va t'occuper de ton fils, il ne va surement pas tarder à se réveiller, on s'occupe du reste !
Le souvenir de cette discussion, ce n'était pas la première fois qu'il remontait en elle... Et chaque fois c'était la même chose, elle se débattait avec ces images. Une larme, puis deux se mettaient à couler le long de ses joues blanches. Ce matin, l'une d'elle tomba dans la tasse. Cette tasse qu'elle serrait fort de la paume de ses deux mains. Pour se réchauffer ? A cause de la contrariété ? Elle ne le savait pas elle même. Elle serrait.
A la pendule, il était quasiment 7h00. C'était à cette heure que tout était arrivé. Devant cette même tasse, avec ce même thé fumant, cette même odeur d'agrumes. Cette odeur qui, tous les jours d'octobre à mars, lorsque les petits matins sont frais, parfumait la cuisine de Tania.
Puis, soudain, sans savoir pourquoi, elle portait la tasse à ses lèvres, elle avalait une gorgé de ce liquide brulant. Elle se sentait vivante, cette sensation de chaleur, de brulure... elle se sentait vivre. C'est souvent ce moment que choisissait Damien, son fils, pour faire craquer les marches de l'escalier. Ce matin encore, il lui poserait des questions, ce matin encore, elle n'y répondrait pas, inventant une fois de plus une histoire. Combien de fois l'avait-elle fait depuis ce maudit matin ? Ça ne faisait pas encore 10 jours que tout était arrivé, il lui semblait qu'elle se débattait depuis des mois avec ce secret... Plusieurs fois, elle avait failli lui dire... Plusieurs fois, elle avait été sur le point de lui révéler la vérité. Mais son regard croisait le sien, et non, décidément non, elle ne trouvait pas la force de lui éteindre l'étincelle d'espoir qu'elle voyait au fond de ses yeux. Des yeux bleus, des yeux pétillants, des yeux d'espoir, des yeux d'enfant. Alors, ce matin encore, elle ferait comme si, comme s'il y avait une explication, comme si une fin heureuse était possible, comme s'il finirait par revenir.
***
— Maman ?
— Non, mon grand ! Non... mais...
Tania posa sa tasse sur la table encombrée de la cuisine, en repoussant, du dos de la main, le désordre. Elle devrait songer à ranger. Elle y pensait. Elle le ferait. Demain ! Oui, demain, elle rangerait. D’ailleurs, c’était à cause de ce désordre. Elle remettait toujours tout à plus tard, comme pour annoncer à son fils la...
L’éducateur de la DASS, si on le laissait entrer, écrirait sur son rapport que l’hygiène laissait plus qu’à désirer chez elle. “... des emballages de gâteaux jonchent la table, des bols vides et auréolés de chocolat s’empilent sur l’évier et des raviolis verdissent au fond d’une boîte sans couvercle...”
Elle savait. Ça ne datait pas d’aujourd’hui, ni de ce maudit matin, non...
— Maman ?
— Viens sur mes genoux, mon chéri.
Les cheveux de l’enfant étaient collés, par la transpiration, sur son front bombé. Des cheveux d’ange... Le sommeil lui avait laissé les yeux gonflés. Elle devrait passer chez le pharmacien qu’il lui donne ces gouttes pour empêcher que les paupières de l’enfant ne se collent. Elle irait... cet après-midi, ou après-demain en revenant des “Restos”.
Les “Restos” ! Ses yeux se mouillèrent. C’était bien à cause des “Restos” que c’était arrivé. Tous les jeudis matins, Barney et Julien venaient chercher la marmite norvégienne qu’ils avaient déposé la veille. Tania ne pouvait guère participer mais, pour rien au monde, elle n’aurait loupé son jeudi matin. D’autres qu’elle auraient pu préparer les vingt litres de thé qu’on servait aux bénéficiaires. Certaines avaient essayé. On lui avait vite demandé de reprendre son rôle. Un petit secret tout bête, quelques épices bien dosés, juste le temps nécessaire... pas plus, un secret, hérité du père du petit, qu’il avait rapporté de ses errances, là-bas, dans les îles, avant de repartir en emportant son baluchon, comme ça, sans prévenir et en laissant son petit chien.
En évoquant le petit chien jaune à la queue coupée, Tania sentit un flux de larmes lui couler sur les joues.
— Maman ? ! interrogea le gamin en posant ses petites mains sales sur le visage de sa mère. Tu pleures...
Tania s’essuya, renifla et souffla :
— C’est le thé, je me suis brulée le palais.
Le petit lança la main vers un paquet de Boudoirs roses ramollis, en saisit un et le porta à sa bouche. Le sucre lui ourla les lèvres. Il semblait avoir renoncé à poser plus de questions. Il allait finir par oublier.
Pendant que le gamin pressait sa tête contre son sein, Tania revit la scène.
Barney et Julien étaient venus chercher la lourde marmite et l’avait ôtée de la gazinière. Le chien tournait entre leurs jambes. Les deux hommes avaient voulu poser l’énorme faitout sur la table pour visser le couvercle, Barney avait dégagé une main pour libérer un espace suffisant, Julien s’était trouvé déséquilibré, la marmite était tombée. Le chien était mort sur le coup, assommé et ébouillanté. les deux hommes avaient bondi sur le côté, ils n’avaient rien eu. Ils avaient épongé.
Tania sentait que le petit se rendormait. Tant pis, il serait en retard à l’école. Une fois de plus, une fois de moins, il était intelligent, il rattraperait. Mais, non, il ne dormait pas. Sans lever sa tête, il s’adressa à sa mère :
— Tu sais maman, il ne reviendra pas.
— Mais si, mais si, mon...
— Non, maman, j’ai bien vu que ça te faisait de la peine... alors, je t’ai rien dit... mais... tu sais.... Kévin, mon copain... son papa i’ ramasse les poubelles, eh ben, son papa, à Kévin... i’y a dit qu’il l’avait trouvé sur le trottoir derrière le hangar aux “Restos”... i’reviendra pas maman... sûrement un camion l’a écrasé... tu sais, i’courait toujours derrière les camions...
Une bouffée de chaleur inonda le visage de Tania, elle se sentir ramollir, le petit releva la tête :
— Maman, au supermarché, i’vendent des animaux, samedi. C’est écrit sur le mur devant l’école. Kévin, son père, i’va y’acheter une gerbille. Tu crois que si j’casse ma tir’lire, j’pourrais aussi m’en ach’ter une, de gerbille, maman ? Barney, i’m’a dit que j’pourrais avoir la cage du cochon d’Inde à Lisa. Il est mort son cochon d’Inde à Lisa. Elle est grande maintenant, elle en veut plus des animaux, mais moi... maman... une gerbille, hein dis, t’en penses quoi ?