Thétis
Il faisait chaud, une chaleur moite, désagréable. Charlie était étendu sur le trottoir depuis trois heures déjà, évanoui. Peu à peu il émergea du brouillard où se trouvait son esprit, le corps en sueur et la tête lourde. Que s’était-il donc passé ? Il ne comprenait rien…
Ce dimanche matin, il avait trouvé une lettre sans timbre dans sa boîte aux lettres, enfin, une lettre… disons plutôt un gribouillage informe qui alignait les mots suivants :
« Retrouvez-moi à 13h au 2 bd Jasmin derrière le muret en briques. J’ai besoin d’aide, vous êtes mon dernier recours. Signé : Clémentine. »
« Clémentine ? Clémentine ? Mais je ne connais pas de Clémentine », se dit-il. Il cherchait dans ses voisins, sa famille, ses amis, ses collègues… Rien… Et puis soudain, ce fut le flash. Clé-men-tine ! Une élève de troisième qui avait quitté progressivement le collège l’année passée en décrochant de tout l’univers scolaire. Il ne voyait qu’elle. Mais c’était étonnant. Trois mois sans nouvelle et puis ce message venu de nulle part… Il avait été son prof de français pendant quelques mois et son professeur principal aussi, c’est vrai. Ils avaient discuté parfois de son avenir à elle, des discussions franches mais sans lendemain… Il en aurait le cœur net. Il irait, c’était décidé.
Et la matinée s’était déroulée lentement, très lentement, jusqu’à ce qu’il soit enfin temps de se rendre au lieu du rendez-vous. Enfin !… Charlie avait imaginé ce qu’il pourrait lui dire, les questions à lui poser, la réserve à arborer pour ne pas effrayer la jeune fille…Cela ne l’empêchait pas de sentir son ventre se nouer. Lui, le prof, ne pouvait plus se cacher derrière son estrade ou son bureau. Il avançait là, seul dans la rue, et tourna bientôt à l’angle de la rue Jasmin. Sa montre indiquait 13h pile.
A peine avait-il traversé la rue pour atteindre le n°2 qu’une silhouette apparut derrière le muret. Oui c’était bien elle. Mais comme elle semblait amaigrie, le regard triste et le cheveu gras. Charlie avait du mal à la reconnaître. En l’approchant, il essaya de cerner davantage l’état dans lequel elle se trouvait et réalisa alors que ses bras étaient couverts d’hématomes. La jeune fille était loin de l’image de l’élève rebelle refusant de se soumettre au règlement intérieur de son établissement scolaire. On aurait dit un oisillon tombé de sa branche, dans toute l’étendue de sa fragilité.
« Que se passe-t-il Clémentine ? Dans quel état es-tu ? Pourquoi m’as-tu contacté ?... », s’exclama Charlie. Il avait du mal à retenir le flot de ses questions mais les mouvements trébuchants des lèvres de son élève l’obligèrent à se taire. « Je… Je… J’ai besoin de vous, bredouilla-t-elle. Je ne savais plus à qui demander. Je suis désolée de vous embêter. Je me suis fourrée dans une m… Euh pardon… Je ne peux plus rentrer chez moi, mon père va me … Mon mec est fou… Ma mère, je n’en parle même pas, de toute façon, elle a ses problèmes… » Charlie écoutait attentivement tous ces mots qui se déversaient hors de sa bouche, sorte de soubresauts d’autodéfense qui, elle l’espérait apparemment, allaient lui apporter une réponse salvatrice. Mais de phrase en phrase, il comprenait de moins en moins ce qu’elle attendait de lui. Il était question de drogue, de trafic, d’erreur commise. Au final, il l’interrompit et tenta un résumé de la situation : « Clémentine, tu as aidé ton copain et les choses ont mal tourné ? C’est çà ? » Un hochement de tête le poussa à poursuivre. « Tu n’as pas transmis la drogue à la bonne personne, tu n’as pas récupéré l’argent attendu et il t’en veut maintenant, enfin ils t’en veulent, c’est çà ? » Même hochement de tête silencieux.
Charlie sentait Clémentine honteuse de ses révélations. Lui-même ne se sentait pas très à l’aise mais il ne pouvait plus reculer, elle comptait sur lui. « Mais qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? J’ai du mal à comprendre ce que moi je peux faire pour toi. - Mais, monsieur, je n’ai nulle part où aller. Ils vont me tuer. J’vous jure », articula-t-elle difficilement. Charlie n’en revenait pas. Comme la vie plongeait dans le sordide, qu’on était loin de sa vision du monde dans cette rue… Mais enfin ce n’était pas le moment de se laisser aller à une réflexion sur le monde, il fallait agir et prendre cet être blessé sous son aile. Elle s’était raccrochée à la dernière branche qui lui semblait exister, il ne pouvait pas la laisser tomber. « D’accord, suis-moi. Allons chez moi, on va essayer de régler le problèm… » Mais à peine avait-il fini sa phrase que Clémentine sursauta et fit virevolter ses regards tout autour d’elle. Un bruit l’avait alertée. Elle se mit à courir en pleine rue, affolée, et lui tenta de la suivre. Mais, le temps qu’il réagisse, quelqu’un s’était glissé derrière lui, il le sentait. Le dernier regard qu’il porta fut sur une pochette couleur châtaigne que Clémentine avait laissée tomber de sa poche en s’enfuyant ; elle dépassait à peine du caniveau.