L'autre Augustin (Tiphaine)
Augustin Lehorla se tournait et se retournait dans son lit. Impossible de fermer les yeux. Il avait bien trop peur. Comme chaque nuit depuis huit nuits, à chaque fois qu’il plongeait enfin dans le sommeil, il se réveillait une minute plus tard en sueur et en panique. Un homme le regardait, juste derrière les rideaux de sa fenêtre. Augustin se levait, il allumait la lumière et il vérifiait avec minutie que personne ne se trouvait dans la pièce. Chaque recoin était inspecté méticuleusement. Ça lui rappelait son enfance, quand les cris de ses cauchemars incessants faisaient accourir sa mère et qu’elle prenait le temps de vérifier avec lui qu’aucun monstre ne s’était caché dans la petite chambre. Il la revoyait ouvrir la porte du placard en s’écriant joyeusement « tu vois Augustin, il n’y a personne dans ce placard ! ».
Comme il aurait été heureux de la voir débarquer à présent, mais de mère, il n’en avait plus, pas plus que de femme et encore moins d’amante…
Augustin Lehorla était un célibataire endurci, un homme sans cœur auraient sans doute dit ses collègues féminines. Il travaillait comme comptable dans un cabinet d’expert, sa vie était encore mieux réglée que du papier à musique, elle ne souffrait aucune improvisation.
Chaque matin, Augustin se levait à six heures trente précises, il n’avais pas besoin de réveil, son corps était programmé pour bondir hors du lit à cet instant précis. Il se douchait, se rasait, avalait un café accompagné d’une biscotte beurrée puis il prenait le temps de lire le journal qu’un livreur déposait derrière la porte de son appartement. A sept heures vingt-huit, il ouvrait cette dernière et se rendait à son travail à pieds. Invariablement, il s’enfermait dans son bureau, sortait de sa sacoche de cuir une calculatrice que Pascal lui-même aurait trouvée démodée et il alignait consciencieusement des chiffres jusqu’à ce que l’église voisine sonne les douze coups de midi. Il se levait alors et allait à la boulangerie la plus proche pour y acheter un sandwich jambon fromage, une tarte au citron et un Perrier. Il n’oubliait jamais la petite note qu’il rangeait méticuleusement dans la partie dépense du carnet qu’il avait toujours sur lui. La pause méridienne durait une heure, le temps de manger et de terminer la lecture de son journal sur un petit banc, toujours le même, du parc voisin. L’après-midi se déroulait de la même façon que la matinée. A dix-huit heures, Augustin nettoyait son bureau, rangeait ses affaires dans son petit cartable, déposait son journal en haut de la pile des journaux du mois, et saluait les éventuels retardataires. Dans les faits, cela ne se produisait jamais car Augustin était toujours le dernier à partir du cabinet de comptables, mais il y pensait, à chaque fois, juste avant de se rendre compte qu’une fois de plus il n’y avait plus personne à saluer.
La soirée d’Augustin obéissait elle aussi à des rituels immuables : les courses, la préparation du repas du soir qu’il prenait invariablement en regardant « questions pour un Champion » puis le classement et l’archivage des dépenses journalières ou en cours.
A vingt heures précises, Augustin éteignait la lumière de sa chambre.
A vingt heures une, il dormait.
Et, depuis maintenant sept jours, à vingt heures deux, il se réveillait en sursaut.
Augustin Lehorla se tournait et se retournait dans son lit. Impossible de fermer les yeux. L’autre était tapi dans l’ombre, il le savait… Il avait vu sa silhouette il y a quelques instants, ses mains blanches qui se détachaient dans la pénombre, ce costume rayé qui lui rappelait vaguement celui que portait son père sur sa photo de mariage… Augustin repensa au vieil album, il parcourut en souvenir la vie de ses parents et son enfance étalée en une dizaine de clichés jaunis. Il ferma les yeux, le sommeil était plus fort que sa raison… Une minute plus tard il les rouvrit en ayant la cruelle conviction que l’autre était à nouveau dans la pièce. D’un bond, il tira les rideaux et il poussa un cri d’effroi.
L’étrange personnage qui se tenait debout devant ses yeux médusés n’était autre que lui-même…