Supports/Surfaces (Papistache)
— Épouse-Endimanchée, ce charmant musée des Beaux-Arts nous attend !
— C’est que... j’ai aperçu Marie-Annick... à l’accueil... commence la visite, je te rejoindrai.
“... point d'échappatoire, car la surface, par les ruptures de formes et de couleurs qui y sont opérées, interdit les projections mentales ou les divagations oniriques du spectateur. La peinture est un fait en soi et c'est sur son terrain que l'on doit poser les problèmes.
Il ne s'agit ni d'un retour aux sources, ni de la recherche d'une pureté originelle, mais de la simple mise à nu des éléments picturaux qui constituent le fait pictural. D'où la neutralité des œuvres présentées, leur absence de lyrisme et de profondeur expressive.”
La guide, corsage jaboté de dentelles, longue jupe noire qui laisse deviner deux ballerines à la semelle étrangement fine, entreprend de faire l’éducation d’un groupe de trente adolescents, à la frontière entre le collège et le lycée.
“Le groupe « Supports/Surfaces » fut un mouvement éphémère : La première exposition du groupe se tint en 1969 au Musée d'art moderne de la Ville de Paris. Elle regroupait des artistes privilégiant la pratique de la peinture qui interrogeait ses composants élémentaires.”
Whaoo ! Qui interrogeait ses composants élémentaires ? Si je m’étais douté qu’on pouvait interroger les composants élémentaires de la peinture. Les gamins boivent cela comme du petit lait. Une classe-Art, sans doute. Mais que fait donc Épouse-J’ai-Aperçu-Marie-Annick ? Elle saurait m’aider à suivre le discours de la guide dont les lunettes aux verres fumés reposent sur son opulente poitrine.
“...par un style particulier mais plutôt par une démarche qui accorde une importance égale aux matériaux, aux gestes créatifs et à l'œuvre finale. Le sujet passe au second plan. Au-delà de cette phase de brassage d'idées, chaque artiste évolua dans des ...”
— Enfin ! Je m’inquiétais.
— Je parlais avec Régis du contrôle des billets. On organise une tombola tout à l’heure.
— Régis ?
— C’est le mari de Solange, la...
Un “chutt” autoritaire cloue les deux vieux visiteurs. La guide ne souffre guère les papotages.
“désormais engagé dans une sorte de traversée des formes et de l’histoire de la peinture moderne qui lui fait élire comme figures magistrales...”
Une exposition des peintres fondateurs du mouvement “Supports/Surfaces”, c’est un évènement dans ce petit chef lieu d’arrondissement. Le couple, bras-dessous bras-dessous, s’approche d’un tableau qui interroge les composants élémentaires de la peinture. François Rouan !
La classe opère une migration vers la toile gigantesque. La voix haut perchée de la guide s’enflamme :
“Le travail de François Rouan aboutit à un ordre du second degré qui laisse visible les conditions de son apparition tout en s’employant à disloquer un ordre légué par la tradition moderniste et l’histoire de la peinture. C’est sont ces déplacements et ces moments d’énergie que donnent à voir ses œuvres.”
— On dirait qu’il a découpé sa toile et qu’il l’a tressée ensuite.
“Comme monsieur ne peut s’empêcher de le constater,à voix haute, pendant ma conférence, François Rouan, par des effets résultants du tressage, travaille entre apparition et disparition. Il refuse les a priori d’une surface et démontre par le travail même – le tressage - qu’elle est une construction et que le plan est toujours pourvu d’une épaisseur, il nie le rationalisme d’une vision unifiée du monde et opère un déplacement lié à une tradition picturale dont il assume en même temps l’histoire.”
— Dis, Épouse-Enfin-A-Mon-Bras, tu connaissais François Rouan ?
— Oui, avec Vincent Bioulès, Louis Cane, Marc Devade, Daniel Dezeuze, Noël Dolla, Jean-Pierre Pincemin, Patrick Saytour, André Valensi et Claude Viallat, ce sont les membres fondateurs du groupe.
— Tu m’interloques.
— Hi, hi ! C’est Régis qui m’a donné la plaquette de l’exposition !
— Et... tu aimes ?
— J’aime bien Rouan. C’est...
— Chut, la dame nous regarde de travers !
"Ce sont ces déplacements et ces moments d’énergie que donnent à voir ses ...”
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Abrégeons.
La tombola désigne, vous l’aviez deviné, le brave élément masculin de ce couple en goguette. Le conservateur du Musée insiste :
— Je vous assure, Monsieur, l’œuvre de votre choix. Allez-y, n’importe laquelle.
— Même de François Rouan ?
— Celle de votre choix... dégouline le conservateur.
Intimidé, le vieux monsieur se rend dans la salle d’exposition des artistes “Supports/Surfaces” et décroche une toile, sans cadre, déstructurée, aux savants tressages de coton qui induisent des applications ultérieures de couleurs. Dans le réseau serré des touches, des figures sont prises, qui à la fois se dispersent dans l’hallucinante fragmentation de la surface et qui en même temps paraissent la tenir tout entière en germination. Son épouse l’a laissé libre de choisir, Solange, Marie-Annick et Régis l’entretiennent des potins des vestiaires du musée. Photographies, poignées de mains, champagne tiède et petits fours Casino, gentiment le couple est poussé vers la sortie. Leur œuvre sous le bras du plus grand, les deux amoureux de soixante ans se dirigent vers le parking où leur antique Ami6 les attend.
— Ça fera si bien au salon, dit la vieille dame, en faisant briller ses prunelles.
— Oui, j’ai pris celle-ci parce qu’elle n’était pas trop encombrante. Je n’ai pas voulu qu’on soit obligés de rehausser le plafond.
— Tu as bien choisi, mon amour, comme toujours, cligna de l’œil la petite femme aux cheveux blancs.
Épilogue
La scène se déroule au musée.
— W'égis, je suis t’ès cont’a’iée. Je ne t’ouve plus le pantalon de mon ma’i, celui que j’ai appo’té de la maison pour b’iquer les statues du musée. Un bon pantalon de coton ‘ep’sié et usé mais qui faisait me’veille pour fai’e b’iller le ma’b’e des statues. Je l’avais acc’oché à un clou dans la g’ande salle. Il était vieux et couve’t de taches de peintu’e, c’est quand Toussaint a ‘epeint le couloi’ l’an de’nier, ce cochon, il m’en a mis pa’tout. J’ai jamais pu ‘avoi’ son pantalon que j’avais tout ‘p’sié au fil de coton DMC. Je vais le di'e à Monsieu’ le conse’vateu’, où donc il est le vieux pantalon à mon Toussaint ? C’est v’ai, avec quoi je vais fai’e b’iller les statues moi, déso’mais ?
Second épilogue
La scène se déroule dans le salon du couple gagnant de la tombola
— Chéri ?
— Oui !
— Je ne sais pas pourquoi, mais... le tableau de François Rouan... me fait étrangement me souvenir de Papa. Il me bouleverse à chaque fois que je le regarde. C’est comme si Papa était là, dans la pièce, avec nous ! Tu as vraiment eu l’œil. Je t’aime.