Un jour, à la caisse (Aude)
Elle choisit rapidement les quelques courses dont elle a besoin. Elle n’aime pas vraiment faire les courses. Elle s’attarde au rayon beaux-arts, plutôt bien garni dans ce magasin. Elle frôle de ses longs doigts pâles les pastels, effleure les sombres fusains, s’attarde sur les tubes de peinture. Elle en attrape un, vive, le jaune. Elle se souvient que c’est celui qui lui manque le jaune. Elle file à la caisse, contemple agacée la queue. La caisse prioritaire ? Son ventre encore trop plat et ses 20 ans empêchent les autres chalands de deviner l’enfant qui grandit en elle. Elle attend à la caisse « moins de 10 articles ». ça avance assez vite mais la file lui parait si longue.
- Pourquoi seulement du jaune, murmure une voix derrière elle.
Non ce n’est pas un murmure. C’est une voix d’homme jeune, assurée et mélodieuse. Elle se retourne : un jet bleu l’éclabousse. Il a de si beaux yeux et un joli sourire aussi.
- Moi aussi, c’est ce beurre que je préfère, continue-t-il en détaillant son panier.
Elle lui sourit à son tour.
- Alors pourquoi ce jaune ?
- Parce que j’en ai plus.
- Mais pourquoi est-ce le jaune qui te manque ?
- C’est celui que j’utilise le plus.
Elle n’ose pas lui dire qu’elle ne peint plus guère et qu’elle en est triste. C’est son tour de passer à la caisse. Elle étale ses courses sous le regard curieux de l’inconnu qui la dévisage aussi. Il la trouble. Elle trouve cela délicieux. Elle paye, s’apprête à lui dire au revoir. Il l’arrête.
- On pourrait boire un verre. J’habite à côté.
Elle s’entend, à peine étonnée accepter. Dans la rue il lui apprend qu’il s’appelle Boris, qu’il est comédien. Ils arrivent bientôt dans la cour d’un vieil immeuble, montent au deuxième étage. Il ouvre la porte.
- C’est chez ma copine en fait. Elle est en tournée.
Elle observe malgré elle les traces de la jeune femme. Il lui fait un thé chaud. Elle examine silencieuse les livres qui l’entourent, le regarde à la dérobée aussi. Le désir qui les attise les empêche de prendre des chemins détournés. Le thé ne sera pas bu, les draps seront froissés. Elle y restera exactement 24heures puis rentrera chez elle, enfouira cette histoire dans un coin inconnu et secret de sa mémoire.
Un jour, onze an plus tard, après une pièce de théâtre, le même regard la transperce à une dizaine de personnes de là. Il la rejoint, lui sourit.
- Tu as aimé la pièce ?
- Mon amoureux y joue.
Il n’y a qu’un rôle masculin.
- Oh mais je le connais alors.
Il regarde l’enfant près d’elle.
- C’est ton fils ?
- Oui.
- Il a quel âge ?
- Presque 11 ans.
Elle le sent troublé, comprend son trouble, éclate de rire, fait non de la tête. Il pousse un soupir de soulagement.
- Y’a longtemps que tu es avec Fabien ?
- Deux ans. T’es toujours comédien ?
- Oui mais c’est dur. Tu peins toujours ?
Elle sort de son sac un carton d’invitation couleur soleil, lui tend : son premier vernissage.