Miroir a venir (Fabeli)
J’ai rendez vous dans 10 minutes par liaison satellite avec le journaliste de « page à la une » pour présenter mon dernier roman : Jardins publics. Une commande du comité national de la culture. Les ordres sont les ordres ! Je me doutais bien que cette histoire de plantes carnivores dévorant les nouveau-nés aurait du succès.
En 2018 les gens lisent n’importe quoi ! D’ailleurs ils ne lisent même plus. Ils payent des nègres lecteurs qui dévorent des centaines de livres numériques à leur place et leur préparent une analyse judicieuse. Avec ça ils peuvent épater la galerie dans les soirées mondaines virtuelles qui font fureur sur la méga toile.
En 1998, quand j’ai commencé à écrire il fallait faire attention à ne pas écrire n’importe quoi. Les gens allaient encore à l’école, ils avaient un minimum de connaissances et de sens critique.
En 2018, tout ça est terminé. On les élève comme des poulets, dans ces tours vertigineuses. Des milliers de personnes, nourries à heure fixe par des milliers de repas synthétiques, matérialisés au même instant dans chaque cuisine. Impossible de sortir à l’extérieur vu le niveau de pollution.
En 1998, on pouvait encore écouter le chant d’un oiseau, froisser une feuille dans sa main, sentir la mousse au pied d’un arbre. En 2018, les seuls arbres que l’on peut voir sont virtuels, images holographiques sagement alignées au bord des routes. Aucun risque d’accident, qu’ils disent !
Toute notre vie est devenue virtuelle, nourriture, travail, amour.
Mes livres sont virtuels, mes lecteurs sont virtuels, seuls les mots ont gardé pour moi leur réalité. Surtout lorsque je les pose en secret sur le papier.
En 2018, justement, le papier devient un problème. Au moment des grandes émeutes de la faim, quand les gens se jetaient sur n’importe quoi pour se nourrir, j’avais réussi à dissimulé un grand stock de papier. C’était en 2008. Aujourd’hui il ne reste plus que quelques feuilles. Une misère ! Je ne me suis pas rendu compte que le temps filait si vite. J’ai noirci, noirci, noirci tant et tant de feuilles ! Plus le monde devenait virtuel et plus il me fallait palper la réalité des mots. Ecrire vraiment, lettre après lettre, pour lutter contre ces pixels qui nous dévorent inexorablement.
Bientôt j’aurai noirci ma dernière feuille…
J’ai rendez vous dans dix minutes avec le journaliste de « Page à la une » par liaison satellite, ça évitera un déplacement inutile en avion. Je vais présenter mon nouveau roman : Jardins publics. Je savais bien que cette histoire de nouveau-nés sauvés par la fabrication d’un sérum issu de plantes carnivores aurait du succès.
En 2018 les gens ont besoin de lecture. Grâce aux nouveaux programmes d’éducation élaborés dans les années 2010, ils sont curieux et n’hésitent pas à s’équiper de livres numériques, légers et maniables. On peut au choix les utiliser en vidéo ou en audio.
En 1998, quand j’ai commencé à écrire, les gens se détournaient des livres pour s’intéresser aux loisirs virtuels. Heureusement ils ont vite compris les dangers de ces activités abrutissantes. Surtout quand le nombre de suicides a fortement augmenté. Les gouvernements se sont mobilisés pour lutter contre ce fléau, ils ont compris qu’il fallait offrir à toutes les populations des conditions de vie décentes, de la nourriture saine et des loisirs épanouissants. Le programme « un jardin pour tous » a été en particulier un grand succès.
En 2008, il devenait difficile de trouver des coins de nature sauvage et non pollués.
De façon inexplicable les oiseaux cessaient de chanter et les feuilles des arbres se décoloraient. Heureusement les associations écologiques ont réussi à se faire entendre et le processus de destruction des ressources naturelles a été enrayé.
En 2018, toutes les forêts sont protégées et chaque activité industrielle est réglementée pour favoriser la protection de l’environnement. De plus le recyclage est devenu une activité à part entière et je participe au mouvement international d’économie du papier en publiant mes romans sur papier recyclé. Mes lecteurs sont très attentifs à ce genre de détail, et nous échangeons souvent des astuces écologiques lors des séances de signatures dans les salons littéraires.
Bientôt je vais commencer un nouveau roman…