Désillusion. (Yvanne)
Elle suit l'étroit sentier qui mène à la rivière. Elle en connaît par cœur toutes les embûches : monticules terreux parsemés de brindilles des fourmilières, cailloux affleurants, racines enchevêtrées, tortueuses et traîtresses. Elle les évite sans même y penser. Les buissons ébouriffés ploient sous leur opulente floraison d'or et s'inclinent sur son passage. Elle les écarte avec impatience. Chèvrefeuille et aubépine s'évertuent à inonder le chemin de leurs senteurs sucrées. Sur le pré, tout à côté, coquelicots, bleuets et marguerites se mêlent dans une magnifique harmonie champêtre. Un vent tiède berce doucement en des vagues océanes les hautes herbes d'où proviennent les stridulations des grillons assoiffés d'amour. Qu'importe. Toutes ces beautés ne la touchent plus. Elle ne les voit pas. Ne perçoit pas les parfums suaves et entêtants qui faisaient pourtant son bonheur. Elle aimait tellement écouter la brise légère taquinant les pins sylvestres et deviner dans les broussailles les oisillons encore au nid. Tout cela est oublié et ne la concerne plus. C'était avant.
Elle se hâte. Les rayons d'un soleil couchant jouent avec sa fragile silhouette et allument dans sa chevelure brune des éclats fuyants. C'est bientôt l'heure. Elle se hâte, tous les sens soudain en éveil.
Elle s'arrête et tend l'oreille. Un sourire se dessine furtivement sur son visage et lui rend une jeunesse lointaine. Elle entend le bruissement de l'eau toute proche. Son cœur bat plus fort. Elle avance alors doucement, longe la berge jusqu'à la minuscule plage de galets. Elle est arrivée. Elle s'assoit et les fougères se couchent pour l'accueillir. Elle respire profondément. Ici et maintenant elle se sent étonnamment vivante.
Elle savoure ce moment. L'attente est délicieuse, elle est promesse. Elle contemple la cascade. Oh juste une cascatelle mais tellement vive et joyeuse ! Elle confie comme toujours son espoir au ruisseau. Elle partage tant de secrets avec lui. Il a emporté dans ses tourbillons les souvenirs tendres et lumineux. Elle désire si fort qu'un jour il les lui rende. Ce sera aujourd'hui. Elle le sait.
Une main douce se pose sur sa joue. Elle reconnaît ce parfum. Elle le reconnaîtrait n'importe où. Il la grise, l'obsède, l'ensorcelle. Soudain une ombre se penche sur elle. Elle ferme les yeux. Comme autrefois quand il caressait son visage en le dessinant. Elle devine son sourire enjôleur. Il murmure et sa voix l'envoûte. Ses lèvres se posent sur sa bouche et ses mains se font impatientes et coquines. Elle oublie tout alors jusqu'à la déraison, l'âme asservie. Son corps se tend à l'appel du désir. Il ploie, s'abandonne à ses feux et se donne enfin. C'est la plénitude, l'ivresse tant attendues.
Un choc. Une fulgurance. Elle se redresse brusquement. Soudain réapparaît, familière, la douleur de l'absence. Elle tremble. Elle a rêvé mais dans son inconscience n'est ce pas ce qu'elle est venue chercher. C'était une chimère, une illusion, un beau songe éveillé qui la laisse pantelante et inassouvie. La rançon d'un bonheur intense et éphémère . Le cœur en deuil, elle se lève et part à regret, jusqu'au prochain appel de l'amour, une prochaine espérance.