L’Astrolabe (Pascal)
C’est le nom de l’hôtel restaurant que ma patronne avait réservé pour moi, pendant les trois jours de réunion où nous étions conviés, avec tout le Service. C’est elle qui gère nos déplacements, le billet de train, le taxi, le restaurant, l’hôtel de tous ses collaborateurs ; je n’ai même plus à sortir un franc ; tout est pris en charge par l’Entreprise. Pendant cette période de vacances, et selon ses dires, elle n’avait rien trouvé d’autre, au plus près de notre salle de conférence, situé en ville. Mais, comme je la connais, avec son petit sourire en coin, j’étais sûr que c’était encore une de ses taquineries habituelles…
Étant disséminés dans diverses hôtelleries, je me suis donc retrouvé seul, dans cet Astrolabe. Au moins, pour une chose, c’était bien : je n’avais plus à parler du boulot, en dehors des heures. Jusqu’au lendemain, adieu, les pompeux discours, le défilement monotone des diapos sur le rétroprojecteur, les discussions aussi enjouées que stériles…
Le premier soir, après la journée de réunion, la valise à la main, quand je débarquai dans la place, je me retrouvai dans un autre monde. Retiré de la route, hôtel sélect, restaurant attenant, les pieds dans l’eau, lumières tamisées, coucher de soleil dans toutes les baies vitrées, ce n’était pas franchement en rapport avec un hôtel restaurant qui sert de relais à un employé qui bosse au Service des Contentieux.
À la réception, je lus la brochure d’accueil de l’établissement. « L’Astrolabe : Hôtel Restaurant de qualité, réservé aux couples, aux jeunes mariés avides d’une inoubliable lune de miel… ». Je me disais, aussi…
Imaginez le décor !... Au plafond, il y avait des guirlandes multicolores accrochées, des cœurs gonflés qui flottaient dans les courants d’air, des bouquets de fleurs dans tous les coins !... Aux tables alentour, il n’y avait que des couples qui s’admiraient, les yeux dans les yeux ! Ce n’était que roucoulades, main dans la main, murmures énamourés et promesses éternelles !...
La nuit ?... La nuit fut torride !... « Mais ils ne savent pas ce qu’est l’insonorisation des chambres, ici, ou quoi ?!... ». À travers les murs, à la musique des sommiers malmenés, pendant des galipettes d’anthologie, je subis les « Encore, encore, encore !… », les « T’arrête pas !... T’arrête pas !... », les « Viens !...Viens !... ».
« Ou bien, c’est pour motiver les autres, les béotiens, les timides !... Les amoindris du Calvin Klein !... Leur apprendre les cadences, les fréquences, les temps de repos et les remises en forme !... ». Les râles, les craquements du plancher, les rires, les bouchons de bouteilles de Champagne qui sautent, c’était l’ordinaire nuiteux, dans cet hôtel !...
« Bien dormi ?... », me dit ma chef, en souriant, quand je la rejoignis devant la machine à café, au matin du deuxième jour de la réunion. Bien sûr, un peu rougissant, si je lui parlais du menu, du panorama, de la plage, j’omettais, bien entendu, de lui raconter les détails croustillants de la nuit…
J’avoue, j’ai un faible pour elle, un grand faible, même ; sa façon anodine de ranger ses cheveux derrière l’oreille, sa barrette mordante semblant arranger sa coiffure dans une désorganisation savante, ses yeux qu’elle maquille avec un filet de mascara, ses sourires si frais, ses lèvres si roses et ses quelques grains de beauté disséminés comme une carte secrète, entre la base de son cou et derrière son oreille, sont une invite permanente à la chasse au trésor. Autour de son visage, l’aura de son parfum est comme une légère brume cachant cette île paradisiaque…
Quand elle est dans mon espace, les battements de mon cœur s’accélèrent, je transpire un peu, j’ai une sorte de gêne que je ne m’explique qu’en l’admirant sous cape…
Elle ne parle pas dans le vide, elle est curieuse, intelligente, pondérée ; elle est à l’écoute. J’aime son esprit de discernement et son esprit tout court. Elle est maligne ; on dirait qu’elle sait tout sur tout mais elle ne le montre jamais. C’est le genre de femme avec qui on pourrait construire quelque chose de solide, en s’engageant sur la voie difficile du couple…
Matador avec les autres femmes, je suis tellement maladroit avec elle, j’en perds mes moyens ; addict à tous ses charmes, je suis sous l’emprise de sa séduction. Jamais, je n’oserais le premier pas, et puis, c’est ma chef du Contentieux. Imaginez le terrible vent que je prendrais si elle me refoulait d’un simple geste de dédain !... Ma fierté de mâle en prendrait un sacré coup dans la figure !... Je ne serais plus bon qu’à jeter mon cœur en pâture...
Pourtant, au fond de moi, il me semble que je ne lui suis pas tout à fait indifférent. Alors, c’est le statu quo ; je l’aime, c’est ma croix et mon rêve le plus fou. Je me contente de son bonjour matinal…
Avec elle, cette bise du matin, c’est toujours franc et direct ; elle fait péter ses smacks sur mes joues et, pendant ce furtif aller retour, tous les sens en éveil, je sais son haleine, son parfum, le velouté de sa peau. Parfois, je pose même ma main dans son dos pour mieux ressentir son contact ; j’ai l’impression de recevoir plein d’informations aussi subtiles qu’animales. Parfois, nos lèvres se touchent presque, je crois qu’on le fait exprès, c’est notre jeu coquin ; on a du mal à nous écarter, comme si nos corps étaient plus aimantés que la bienséance ordinaire du salut journalier…
Le deuxième soir, quand je rejoignis ma table, je fus surpris par tout le cérémonial de la salle, comme si on allait fêter quelque chose d’exceptionnel. La nappe était blanche et tellement bien repassée, les couverts étaient en argent, il y avait plusieurs verres ! Un petit bâtonnet d’encens dansait ses arabesques parfumées au centre de ma table ! C’était un véritable petit nid d’Amour, propice à toutes les déclarations !...
Eclairages diffus, musique douce, vue imprenable sur la mer et son coucher de soleil, effluves capiteux d’iode et de sable chaud se baladant dans l’air, c’était idyllique. Je devais m’être trompé d’emplacement mais une des serveuses me dit que c’était bien ma place… Après tout, c’était ma chef qui payait ; je me disais que, même à distance, elle avait des attentions pour moi et, quand je lui dirais tout cela, demain, cela la ferait encore sourire…
Je n’eus pas à attendre le lendemain ; vêtue d’un petit tailleur fragile qui subjuguait ses formes, un peu intimidée, elle était là ; je l’avais remarquée dans le reflet d’une baie vitrée. Elle s’approcha lentement de ma table. Je me levai et je la serrai dans mes bras comme on étreint le plus grand des trophées de sa vie ; nos lèvres se touchèrent, se reconnurent et nous nous embrassâmes longuement sous les applaudissements des couples alentour…
Quand nous nous séparâmes, quittant cette extraordinaire étreinte, je sortis de la poche de mon veston une petite boîte avec un ruban et une belle alliance cachée à l’intérieur ; depuis le temps que je la baladais avec moi… À genoux, je lui fis ma demande et, adoubé par ma princesse, nous reprîmes le cours de nos baisers fougueux, scellant notre collusion. Sous les ovations du public conquis, main dans la main, nous allâmes sacraliser le coucher de soleil ; je peux vous le dire : tous nos frissons n’étaient pas que pour les lumières finissantes. Je lui disais : « Je t’aime », et dire « Je t’aime » quand c’est sincère, c’est toucher le Ciel, c’est se retrouver paralysé de Bonheur, c’est être foudroyé jusqu’à l’âme, c’est vaciller mais c’est tenir debout pour justifier ses larmes…
Après ?... Demandez au personnel de l’Astrolabe !... Depuis notre passage, ma belle et moi, nous sommes même inscrits sur le fronton de leur Livre d’Or ! Nous avons la palme en matière de tapage nocturne ! J’ai appris les chemins secrets de tous ses grains de beauté ! J’ai mesuré la hauteur des étoiles dans ses yeux ! Nous avons cassé plusieurs ressorts ! Fait trembler les murs ! Renvoyé Rocco Siffredi à ses études, et plein de choses encore, que la pudeur m’interdit de rapporter ici.
Et puis, c’est ma chef ; vous comprenez, même sur cette feuille rapporteuse, pudique, elle ne permettrait pas que je m’étale un peu plus sur le sujet. Après tout, c’est elle qui paie ; comme je suis un peu taquin, et puisque tout n’est que rires, je lui demanderai si je peux mettre l’alliance sur ma note de frais…