On avait un nouveau matelot, à la chaufferie arrière ; il n’étalait pas du tout à la mer. Après la sortie du port, dès que la houle du large venait se frotter contre la coque, il changeait de couleur ; son visage prenait toutes les teintes de l’arc-en-ciel mais en plus terne ; de rose poupon, il devenait blanc livide, en passant par des tons verdâtres et ivoirins. C’était le glas de sa jovialité de bon gars. Au lieu de se laisser embarquer par le roulis, de marcher en s’adaptant aux circonstances, instinctivement, il résistait en s’accrochant à tout ce qu’il pouvait. Désemparé, il était comme un enfant craintif faisant ses premiers pas en tâtonnant maladroitement…
Le pied marin, ce n’est pas donné à tout le monde ; c’est sur la vague que l’on s’aperçoit si on l’a ou si on ne l’a pas. Lui, ne l’avait pas. C’était là tout son malheur. Il avait tout réussi à l’Ecole des Mécaniciens ; sorti dans les premiers, on voyait qu’il était vif et intelligent. A quai, toujours disponible et volontaire, il s’acquittait de sa tâche de nouveau avec plein de zèle ; s’il avait pu, il aurait pris notre boulot pour compenser celui qu’il ne serait pas capable de réaliser quand on serait en mer…
Quelques heures après l’appareillage, les plus fragiles, la tête dans le trou, se retrouvaient à quatre pattes dans les chiottes, occupés à rendre leur dernier repas. Je le chaperonnais, notre dernier arrivé ; ce n’était même pas la peine de le bizuter, tellement la mer s’en chargeait. J’allais le récupérer, parce qu’il était de mon compartiment et ce n’était pas bien de le laisser rendre ses tripes et ses boyaux avec ses maux et ses jérémiades comme des prières de pénitence.
Sous son matelas, je mettais son gilet de sauvetage et je coinçais sa bannette au crochet pour qu’il puisse se caler dans le V ainsi formé. Couché en chien de fusil, il n’était plus qu’un gisant amorphe râlant et geignant son désespoir. Quand il fermait les paupières il avait l’impression que ses yeux allaient basculer hors de ses orbites ; quand il les rouvrait, hypnotisé par le balancement des rideaux alentour, des draps des lits défaits, des fringues sur les cintres, il subissait la houle du bateau. Confinés dans le poste, les relents d’autres vomis de ceux qui n’avaient pas pu attendre de se soulager dans les WC, la fumée stagnante des clopes, les odeurs de transpiration, de chaussettes, les grincements revenants, les râles des autres, n’arrangeaient rien à son état…
A l’heure de la caf, je le forçais à m’accompagner. Derrière la rampe, rien que les restes de bouffe dans la poubelle souillarde lui donnaient l’envie irrépressible de dégobiller. Pour lui montrer le bon exemple, je buvais sa timbale de cambusard mais je lui refilais mon morceau de fromage savoyard. Bon cœur contre mauvaise fortune, il récupérait un quignon de pain et il s’esbignait bien vite de ce purgatoire. Je le retrouvais du côté de la plage arrière, accroché au bastingage, scrutant la mer pour parer le prochain tangage…
Puis, c’était l’heure de prendre le quart ; c’était vraiment son plus pénible supplice, ce devoir d’astreinte à la chaufferie. Dans la descente, toujours aussi balourd, il se cognait contre les cloisons, il glissait sur les barreaux de l’échelle. Enfin, il arrivait dans le compartiment, les yeux tout remplis de fatigue ; sur les plaques de parquet humides, il tentait de garder un équilibre précaire et il cherchait vite où s’asseoir pour arrimer ses impressions. Même un faible roulis pouvait le désarçonner de sa chaise. Exsangue, il transpirait une sueur de grabataire et, fiévreux, il repoussait sans cesse ses lunettes sur le haut de son nez. S’il parlait, il ne jurait que pour mourir et s’il se taisait, c’était parce qu’il avait envie de vomir…
Pendant un éclair de bien-être, quand le roulis laissait les chaînes de ramonage en parfait équilibre, il sortait de sa vareuse son quignon de pain comme un grand trophée arraché aux griffes de l’adversité ; il croquait généreusement la croûte, il aspirait goulûment les miettes, il s’empiffrait avec la mie, pour nous montrer tout son courage. Il se léchait les doigts pour ne rien perdre du goût du pain. Il se gavait, regrettant déjà de n’avoir pas rapporté plus de quoi se sustenter.
Tout à coup, à cause d’un coup de roulis pervers, il portait la main devant sa bouche pour refouler ses envies de gerbe ; quand c’était trop tard, il se laissait aller dans la cale. Avec un seau d’eau, j’aspergeais ses vomissures de bricheton…
C’est à quai qu’elle se rattrapait de son régime drastique, notre nouvelle recrue. En ville, le soir, il allait plusieurs fois au restaurant ; il cherchait les menus… les plus gras… Ha, j’en ai vu, des galavars, des perpétuels affamés, raclant les fonds de gamelle ! J’en ai vu, des gouelles, léchant les coins de plateau pour ne rien gâcher ! Mais des comme lui, jamais. J’ai eu l’occasion d’assister à l’un de ses repas gargantuesques ; hé bien, je n’aurais pas laissé ma main à portée de son enthousiasme vorace…
Frénétique, en attendant les entrées, il lorgnait sur les fleurs séchées de la décoration, sur sa table ; avec un peu de sel, d’une seule bouchée, il en aurait fait une salade…
Larges tranches de saucisson, pâté onctueux, jambon cuit et cru, c’était ses amuse-gueule ! S’il avait pu, il aurait mangé avec deux fourchettes ! Une dans chaque main ! Il piquait, il sauçait, il tranchait, il charcutait, il déchirait ! Il ne laissait rien passer à côté de sa boulimie ! Une soupe de poissons, une poularde, une pizza, par ici, un cassoulet, un gigot d’agneau, un couscous, par là !...
« Mais oui, laissez les marmites, les casseroles, les poêles, je vais me resservir !... » Il se goinfrait ! Il faisait bombance ! Il bâfrait !... Dans l’élan de son appétit d’ogre insatiable, tous ces plats étaient sans résistance…
Les vins ?... « Un gouleyant Brouilly ! Un puissant Saint Joseph ! Un intense Pomerol !... » Au frontibus, il trinquait au plancher des vaches, au nasibus, il pariait sur le beau temps, au mentibus, il portait un toast à tous les marins en mer, au ventribus, il était Bacchus estimant sa treille, Au sexibus, il réclamait les chiottes…
« Apportez le plateau de fromages !... » Il cognait du poing sur la table pour ne pas se mettre en retard sur sa fringale !... Implacablement, *Pré Saint Jean, Saint-Nectaire, Bleu d’Auvergne, s’affalaient sur ses épaisses tartines…
« Je me laisse tenter par vos desserts !... » Sans attendre un quelconque atermoiement, frénétique, il trempait sa cuillère dans le baba, il engouffrait l’éclair, il effanait le mille-feuille, il léchait la religieuse… S’il avait pu, il aurait dévoré le Paris-Brest, avec toutes ses gares, tous ses voyageurs et tous ses paysages…
Avec quelques grands rots de soulagement, il desserrait enfin sa ceinture ; doucement, il reprenait des couleurs, notre jeune matelot mécanicien de la chaufferie arrière ; le verdâtre s’estompait, le livide s’enflammait, l’ivoirin se bronzait, jusqu’à ce qu’il retrouvât son visage poupin. Après s’être essuyé la bouche d’un revers de manche, il jetait ses derniers billets sur la table ; replet, un peu soûl, le pied forcément marin, il était de nouveau prêt à affronter tous les océans et tous les roulis…
*Camembert