Il paraît qu’on se voit toujours plus grosse qu’on est.
Bon, moi, je ne peux pas vraiment dire, ça fait trop longtemps que je ne peux plus me voir en entier dans un miroir… ou alors de bien trop loin pour pouvoir juger. Mais t’as remarqué ? Les filles qui te disent ça sont toujours des poids plumes. C’est généralement des gonzesses qu’ont jamais eu un pet de graisse en trop, ou carrément des maigrichonnes qui te font pitié et à qui tu filerais bien la moitié de ta barre chocolatée hyper-protéinée de quatre heures pour qu’elles se remplument un peu… Çà, j’ai jamais entendu une grosse me servir le beau discours des rondeurs pleines de charme et des formes à assumer ! C’est toujours des sacs d’os, qu’en ont plein la bouche de la beauté des rondes. Alors que t’en vois jamais une manger normalement à table ou se jeter sur les chocolats à Noël ! Ça aime les grosses, mais ça veut surtout pas prendre trois grammes et risquer d’être serré dans son 36 en mettant une noisette de beurre dans ses haricots verts… Et c’est toujours ces nanas-là, nourries à la laitue (sans vinaigrette) et à la tisane (sans sucre ou alors une sucrette merci ça ira) qui t’expliquent que non, vraiment, t’as pas besoin de régime, sans déconner, c’est joli les bourrelets…
Bon, moi, je ne te cache pas que les maigres, j’aime pas. Si on avait été faites pour avoir les os apparents, ben on n’aurait pas tant de trucs entre le squelette et la peau. Et puis une femme avec des formes de femme, je trouve ça plus joli qu’une femme avec des formes de porte-manteau. Mais y a formes et formes. Quand tes formes débordent du miroir et que t’as jamais assez de recul pour voir les deux bords de ta culotte de cheval, c’est que c’est plus des formes : t’es devenue difforme. Et je me bats royalement les miches de savoir qu’une pétasse qui n’a jamais atteint et n’atteindra jamais cinquante kilos trouve que je devrais assumer mes rondeurs.
Moi, je me vois peut-être plus grosse que je suis, n’empêche que s’il y a bien avant tout un regard qui compte, c’est le mien ! Et puis je ne me vois pas toujours si grosse… Parfois je me trouve presque baisable et quand je suis amoureuse, il m’arrive même de me voir jolie. Pas mince non plus, hein, même si l’amour me fait toujours perdre du poids, c’est pas à ce point quand même, mais jolie… Le seul problème, c’est qu’après la modeste perte de poids due à mes histoires d’amour foireuses, il y a toujours l’énorme prise de poids due à la déprime consécutive et au final, j’ai rien gagné. A part une surcharge pondérale que des connasses filiformes vont prétendre trouver pleine de charme.
Je saurais pas t’expliquer dans quel état d’énervement ça me met, d’entendre des brindilles me donner des leçons sur la façon dont je devrais accepter mes formes ! Cela-dit, tu commences à comprendre, non ? Tu vois, je doute pas une seconde que vous vous attendiez vraiment à ce qu’on vous trouve gentilles quand vous faites l’éloge des grosses, en revanche, ce que je ne comprends pas, c’est comment vous pouvez nous croire assez stupides pour imaginer qu’on vous croie sincères. Franchement ? Regarde-toi ! Non, là, tu peux pas te voir, je suis devant… Tiens, rien que ça : je te cache tout entière, au point que même en te penchant t’arrives pas à t’apercevoir, tellement je le remplis avec mes si jolies rondeurs, le miroir ! Mais crois-moi sur parole : un seul coup d’œil à ta carcasse suffit amplement pour comprendre qu’une silhouette pareille, c’est du boulot… tu ne trompes personne. Tu t’acharnes à rester squelettique, quitte à t’affamer que c’en est honteux, et tu viens m’asséner tes belles paroles, dégoulinantes d’une condescendance qui voudrait se faire passer pour de la compassion, pour m’expliquer que l’important, c’est de se sentir bien dans son corps et de s’accepter comme on est ? Mais moi je t’emmerde, miss monde ! Et puis si je te dis que je suis au régime, c’est sûrement pas pour avoir ton avis sur la question, c’est juste pour que t’arrêtes d’essayer de me fourguer systématiquement tous les bonbons, chocolats et autres sucreries qu’on t’offre et que t’as même pas la politesse de goûter, tellement t’as peur de devenir moi. Non, viens pas me dire le contraire…
Regarde à quoi je ressemble et ose me dire que c’est joli. Allez, regarde ! T’aimerais te voir comme ça tous les matins dans ton miroir ? Ah, tu passerais peut-être un peu moins de temps à t’admirer, hein, si t’en avais, de ces fameuses rondeurs pleines de charme, non ? Mais tu sais quoi ? Il ne sera pas dit que je t’aurai jugée sans savoir… On va tranquillement prendre le temps de vérifier… Tu vas voir, ce sera pas si long : je sais y faire, depuis le temps ! Tu veux encore du soda, pour faire couler ta dernière barquette de frites ? Vas-y, c’est bien… voilà. Après tu reprendras un peu de pizza, avant le dessert, hein ? Si si… je la mouline, si tu veux. On va pas lésiner non plus, hein, c’est que j’ai pas l’intention de te garder en pension à vie ! Mais regarde : quelques jours à peine et t’as déjà un joli petit bidon plein de charme… t’es contente ? Tu l’assumes, ta rondeur naissante ? Tu te sens prête à t’accepter comme tu seras quand j’en aurai fini avec toi ? Non, réponds pas ! C’était purement rhétorique. Et on parle pas la bouche pleine.
Je vais te laisser attachée là pendant le gavage, hein ? Bien face au miroir, que tu ne puisses pas fuir ton reflet… c’est qu’il va falloir t’habituer, hein ? Et tu sais ce qu’on fera, toi et moi, quand t’auras assez enflé et que tu te seras assez vue ? Du shoping. Des essayages, du moins. Que tu voies à quel point c’est charmant, les rondeurs qu’aucun putain de pantalon ne met jamais en valeur et qu’aucune foutue robe n’atténue jamais ! On choisira des boutiques où t’es obligée de sortir de la cabine d’essayage pour te regarder, tu sais ? Tu verras comme c’est plaisant de devoir toujours demander la taille au-dessus de la plus grande taille exposée en rayon, et qu’une pétasse de vendeuse te réponde du même air que toutes les poufs de moins de cinquante kilos que non, on ne fait pas plus grand, non, désolée…
A ce moment-là, on reparlera de cette histoire des formes à assumer, d’accord ? Et quand on sera tombées d’accord, histoire d’amortir mon investissement et de te faire payer la leçon, je te mangerai.
Ben quoi ? Vous, les femmes minces qui êtes de si bon conseil pour les grosses, vous savez bien que si on est si grosses, c’est forcément qu’on bouffe tout ce qui nous tombe sous la main, non ? Mais t’en fais pas : avant de t’entamer, je te détacherai et je te laisserai seule quelques jours avec ton joli reflet rondouillard… et si tu ne te trouves pas si appétissante, tu pourras toujours casser le miroir et te saigner toi-même avant que je le fasse…
Mais allez : en attendant, mange-moi ce kouign amann, tu m’en diras des nouvelles.